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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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25 février [1843], samedi matin, 11 h. ½

Bonjour mon Toto bien-aimé, bonjour mon cher petit homme adoré, comment vont tes pauvres yeux ce matin ? Si tu penses que de l’eau de pavots te serait utile chez toi, mon cher amour, je t’en ferai que tu emporteras dans une petite bouteille propre tous les soirs ? Voilà déjà longtemps que je voulais te le proposer, je ne sais pas comment j’ai pu l’oublier quand tu étais auprès de moi. Enfin, mon cher ange, si tu peux croire que cela t’est nécessaire, je t’en ferai que tu emporteras tous les soirs, quitte à me rapporter les petits flacons, de temps en temps, comme les bouts de bougie.
Tu vois, mon Toto bien-aimé, que je prends mes dimensions dans le cas où tu pourrais nous conduire ce soir à Lucrèce et que je m’étends de long en large sur ma belle feuille de papier blanc. C’est que je ne veux pas, en prenant un plaisir, avoir des regrets d’ailleurs ; en fait de bonheur je suis une gourmette [1] très raffinéea ; je m’entends très bien à savourer ce genre de poisson et ce n’est pas ma faute si je n’y mets pas la sauce que je voudrais et comme je saurais le faire si on me livrait à mes inspirations.
J’attends ma pauvre péronnelle de bonne heure ce soir. Je veux que nous soyons toutes les deux sous les armes afin de n’avoir rien à nous reprocher dans le cas où, par hasard, vous viendriez nous chercher pour le commencement de la représentation. Hélas ! J’en doute, au risque de jurer devant la reine. Enfin nous serons prêtes, voilà tout.
Je voudrais savoir ce qu’on a dit des bigornes chez toi ? Probablement on aura poussé d’affreux cris de dégoût ? À l’œil ça n’a rien d’appétissant et au goût c’est insignifiant. Si j’avais pu penser qu’on m’enverrait ce cailloutage, j’aurais demandé à la place des crèpes, qui sont en grande réputation dans mon pays et qui la justifientb. Ce sera pour une autre fois et alors tu m’en diras, ainsi que Dédé, des bonnes nouvelles. Mais je conviens que c’est très peu de choses que les bigornes, même celles choisies. Ces pauvres gens ont cru bien faire. Ilc faut leur savoir gré de l’intention et puis : les petits cailloux entretiennent l’amitié et à ce point de vue cela ne manque pas son but.
Si tu pouvais venir un moment avant d’aller à ta répétition, je serais bien heureuse parce que je te verrais, que je te baiserais et que je saurais des nouvelles de mon cher petit Toto. Il me semble que cela te serait facile si tu voulais puisque c’est à peu près ton chemin ? Tâche d’avoir assez de temps et assez d’amour pour me faire cette joie.
Ce que tu m’as dit hier, des hideuses menées de cette non moins hideuse Maxime me met dans une fureur inexprimable. Je ne sais pas ce que je ferais à un pareil monstre. La méchanceté basse et ignoble me rend féroce pour ceux qui en sont possédésd. Aussi je ne sais pas ce que je ferais à cette vieille drôlesse si je la tenais. J’espère que Maquet et tous ceux qui te sont dévoués sauront déjouere toutes les trahisons de cette odieuse fille et qu’elle en sera pour sa honte et pour sa rage impuissante. En attendant, l’affreuse stryge te picote et te harcèle. C’est beaucoup trop et tu feras bien de l’en faire souvenir en temps et lieu. Il ne faut pas encourager, par l’impunité, d’autres monstres de même nature. Tout ce que je te dis là, mon cher adoré, ne sert pas à grand chose, qu’à me soulager, c’est pour cela que je te le dis et puis parce que je sais que tu l’écouteras avec ta patience et ton indulgence accoutumée.
Tâche de venir nous prendre de bonne heure ce soir et je serai très contente et très heureuse à la fois puisque je verrai ma pauvre Lucrèce que je n’ai pas vuef depuis si longtemps et que je passerai quelques douces heures auprès de toi, bonheur qui ne m’est pas arrivé depuis des siècles.
Je vous aime mon Toto chéri et je baise vos chers petits pieds.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16351, f. 181-182
Transcription de Olivia Paploray assistée de Florence Naugrette

a) « rafinée ».
b) « justifie ».
c) « ils ».
d) « possédé ».
e) « déjoués ».
f) « vu ».

Notes

[1Gourmette : Juliette invente un féminin à « gourmet ».

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