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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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8 février [1843], mercredi matin, 11 h. ¾

Bonjour mon Toto chéri, bonjour mon cher bien-aimé. J’ai voulu écrire tout de suite à Mme Pierceau afin qu’elle reçoive la lettre le plus tôt possible ; malheureusement elle est souvent plusieurs jours sans voir son D. [1] – ce qui peut nous rejetera assez loin. Enfin voici la lettre partie.
Je m’attends de jour en jour à ce que tu m’annonces la grande nouvelle [2]. Je t’avoue que, puisqu’elle doit se faire, je désire pour ma part qu’elle se fasse le plus tôt possible. En quoi cela m’avancera-t-il ? Je ne le sais pas trop, si ce n’est à savoir deux êtres heureux de plus sur la terre et à avoir l’espoir de l’être moi-même bientôt. Cependant je suis comme le soupirant de la Belle Philis [3]. À force d’espérer, je désespère depuis deux ans et demi. Voilà le métier que je fais. C’est peu productif mais c’est très ennuyeux.
Tu es sans doute à la répétition ce matin ? Je commence à croire que ton laissez-passer est un écoute-s’il-pleut [4] car puisqu’on ne répète qu’un acte, et que la répétition flotte entre dix heures du matin et deux heures de l’après-midi, et que tu ne veux pas me communiquer ton bulletin de répétitions, il me semble difficile, pour ne pas dire impossible, de profiter de ta permission. Il faudra, quelque ennui et quelque impatience que cela te cause, que nous en reparlions encore une fois afin d’éclaircir la question et de lever la difficulté si tu le veux. En attendant je reste là à voir tourner mon ombre sur mes pieds et à rager à cœur que ne veux-tu pas.
Sur ce, baisez-moi et aimez-moi ou je vous tue net comme Dominus [5]. Tâchez de rencontrer votre atroce Maxime et de lui faire une venette [6] de tous les diables, c’est très urgent.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16351, f. 125-126
Transcription de Olivia Paploray, assistée de Florence Naugrette

a) « rejetter ».


8 février [1843], mercredi soir, 6 h. ¼

Je te demande pardon, mon cher bien-aimé, de te tourmenter quand tu as déjà trop de tracasseries et d’affaires. À peine es-tu sorti de chez moi que je reconnais mon tort et que je brûle du désir de t’en demander le pardon et l’oubli. Mais si tu savais ce que je souffre, si tu savais ce qu’il me faut livrer de combats à ma sauvage et féroce nature, loin de m’en vouloir, tu reconnaîtrais qu’il y a quelque mérite à moi à me dompter trois fois sur cinq et tu m’en aimerais davantage. Ces jours-ci je ne sais pas ce que j’éprouve. C’est une espèce de malaise et d’étouffement qui me fait désirer de marcher et de prendre l’air. Hélas ! ce n’est pas ta faute ni la mienne si ce besoin m’arrive dans le moment où tu peux le moins le satisfaire. Aussi il faut que tu aies un redoublement d’indulgence pour mon accès de méchanceté. De mon côté je te promets de me surveiller avec plus de soin que jamais.
Allons, voici Gastilbelza [7] livré à l’orgue de barbarie. Il ne manquait plus que ça pour me rendre l’air encore plus odieux. Vraiment, quel que soit l’avantage de la popularité, quand il faut l’avoir sur de pareils airs, j’aimerais mieux la plus énorme impopularité. Car ce n’est pas même de la gloire en gros sous [8], c’est de la crotte (voyez la traduction de ce mot dans le dictionnaire de Mmes Krafft et Suquet) de chien en bâton. Il est vrai que je ne suis pas beaucoup plus drôle dans ma colère contre cette musique. J’enrage.
Je vous aime mon Toto. Tâchez de ne pas venir trop tard. Vous n’aurez pas d’ailleurs un fameux souper car le marché ne possède aucun poisson ni aucun légume et ce que je te donnerai ne peut pas se faire d’avance. Pense à moi si tu peux mon bien-aimé et aime-moi. Je t’aime trop moi, voilà la vérité.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16351, f. 127-128
Transcription d’Olivia Paploray assistée de Florence Naugrette

Notes

[1D. : M. Démousseau.

[2Le mariage de Léopoldine est imminent, mais la date n’en a pas encore été fixée.

[3La Belle Philis : Référence au sonnet d’Oronte, dans Le Misanthrope de Molière, (I,1) : « Vos soins ne m’en peuvent distraire :/ Belle Philis, on désespère/ Alors qu’on espère toujours. »

[4Exp. fam  : chose douteuse sur laquelle on ne peut compter. L’expression vient devient de « écoute-s’il-pleut » : « Moulin qui n’est alimenté que par des eaux sujettes à tarir, et qui a souvent besoin de la pluie pour fonctionner ». (Larousse XXe siècle)

[5Net comme Dominus : expression que Juliette utilise régulièrement pour exprimer ses menaces jalouses [Remerciements à Sylviane Robardey-Eppstein].

[6Venette : Peur, inquiétude, alarme.

[7Gastilbelza : Personnage du poème « Guitare » poème XXII in Les Rayons et les ombres (1840) de Victor Hugo. Poème mis en musique par Franz Liszt (1811-1886) sous le titre de Gastilbelza (Boléro), et par Edouard Lalo (1823-1892), par Hippolyte Monpou, et Georges Brassens.

[8Référence à Don Salluste dans Ruy Blas III, 5 : « La popularité ? c’est la gloire en gros sous ».

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