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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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10 janvier [1839], jeudi matin, 10 h.

Bonjour mon cher petit adoré, bonjour, comment vas-tu ? Suzette arrive de chez Mlle François qui lui a remis un reçu de 310 francs sur ma dette, plus une très jolie petite tasse avec sa soucoupe en porcelaine du Japon qui est bien gentille et pour peu qu’elle te fasse le moindre ombrage, je te la donne avec enthousiasme. Il fait bien beau aujourd’hui, Toto ; et si vous vous sentez le besoin de faire des courses à pied ou à cheval, je suis votre femme, car je me sens beaucoup mieux ce matin et tout à fait en état de sortir. J’ai encore présent à la pensée l’air triste et préoccupéa que tu avais cette nuit auprès de moi, et quoiqueb je l’attribue à l’embarras inextricable dans lequel nous nous trouvons avec le Joly et autres je crains cependant que mon invitation ou plutôt ma stupide franchise n’y entre pour quelque chose. En te demandant mes étrennes, mon Toto, je ne veux qu’un souvenir, un brimborionc, une chose qui ne fasse pas de brèche dans la bourse mais qui ajoute un souvenir heureux et charmant dans la vie. Aussi, rien ne m’afflige plus et ne mystifie davantage comme quand je te vois prendre le change et vouloir dépenser une somme quelconque pour ne me faire aucun plaisird. Je suis fondée à croire que tu ne me connais ni me comprends, car tu n’es pas dans une position à ajouter une dépense quelconque en plus de mes besoins ce mois-ci qui sont nombreux et indispensables tandis que je suis sûre que je peux te demander sans scrupule et sans remordse de me donner un petit souvenir d’amour pour l’année 1839, puisque les deux derniers que tu m’as donnésf étaient encore en l’année 1838, chose très importante pour une femme presque aussi superstitieuse qu’amoureuse. Je ne parle pas ici de ta lettre adorée parce que ce n’est pas seulement un don, un souvenir pour moi, c’est le monument le plus sacré et le plus sublime qui soit dans ma vie, c’est l’eucharistie qui ne touche mes lèvres qu’aux jours sacrés où l’âme communie dans un baiser [1]. Ainsi, mon bien-aimé, si tu veux oublier ma demande, tu me feras plaisir, à moins que tu ne te conformes entièrement à mes idées en me donnant un joujou de la boutique à 3 [illis.]. Et puis je vous prie de me pardonner cette seconde lettre en forme de supplémentg dont vos beaux yeux n’avaient pas besoin. Baisez-moi, mon amour, aimez-moi, et rendez-moi bientôt nos bons soupers si gais et si charmants. En attendant, je vous désire et je vous adore.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16337, f. 35-38
Transcription de Madeleine Liszewski assistée de Florence Naugrette

a) « préocupé ».
b) « quoi que ».
c) « brinborion ».
d) Une croix est inscrite ici, à la fin de la quatrième page ainsi qu’une seconde au début de la cinquième page : cette lettre a la particularité d’occuper 8 pages.
e) « remord ».
f) « donné ».
g) « suplément ».


10 janvier [1839], jeudi soir, 10 h

Mon cher petit homme, je me sens beaucoup mieux ce soir. Je vous aime de tout mon cœur et je vous attends avec toutes sortes de bonnes humeurs. Il fait bien froid ce soir, malgré les feux de Mme Pierceau. Je gèle, je gèle, je gèle, je donne au diable la saison [2]. Mes bas sont très jolis, mon amour, et vous êtes bien trop bon de me les avoir donnés surtout après avoir été aussi méchante que je l’ai été ce soir. Vous remarquerez, mon Toto, que l’été abonde dans ma lettre pendant que l’hiver courta les rues. C’est qu’apparemment je regarde dans mon cœur quand je vous écris et qu’il y fait toujours chaud et toujours beau. Tâchez, mon Toto, de venir très tôt me chercher : la soirée me paraît bien longue sans vous. J’ai hâte de me faire pardonner tous mes trines et de vous baiser sur toutes les coutures. Vous êtes mon Toto bien-aimé, vous êtes mon divin et charmant petit homme, vous êtes mon amour plus que ma chairb et mon sang, vous êtes ma vie et mon âme. Je t’aime.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16337, f. 39-40
Transcription de Madeleine Liszewski assistée de Florence Naugrette

a) « courre ».
b) « chaire ».

Notes

[1La voici, datée du 1er janvier 1839, et transcrite par Jean Gaudon (ouvrage cité, p. 73) : « Tu venais de me raconter toutes ces paroles de haine échappées de ces fangeuses coulisses, c’était cette dernière nuit, je marchais sur le pavé couvert de givre avec une brume glacée qui me piquait le visage, j’ai fait ces vers. / Ils sont un peu tristes, mon pauvre ange, mais je crois qu’ils contiennent cependant un bon conseil, et une vraie consolation. / On nous hait, il faut nous aimer. / Voici notre viatique pour l’année qui va s’ouvrir. Et je la commence par le mot qui la finira, n’est-ce pas ? / Je t’aime !/ 1er janvier 1839 — nuit. » Hugo joint le poème écrit le 31 décembre 1838, qui sera publié dans Les Contemplations (II, 20) : « L’hiver blanchit le dur chemin… ».

[2« Je gèle, je gèle, je gèle, je donne au diable la saison » : cette formule est extraite d’une chanson de l’époque (que Hugo citera dans Mille francs de récompense).

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