30 janvier 1856

Guernesey, 30 janvier 1856, mercredi après-midi, 3 h.

Enfin ce sera donc un peu à mon tour ce soir d’être heureuse ! ça n’est pas du luxe, Dieu le sait, et mon cœur éprouve constamment la douloureuse [inaction  ?] du bonheur, cent fois plus cruelle que celle de l’estomac. Mais ce soir je compte bien me repaître de vous plus que de mon dîner et ce ne sera pas de ma faute s’il en reste encore pour les autres après que mon petit appétit aura passé par là. Tenez-vous bien, mon cher petit homme, car je suis capable de vous dévorer tout cru ce soir. Du reste il fait un petit temps mélangé de neige et de soleil qui n’est pas sans charme. J’aurais pu en profiter mais je n’ai de goût à rien qu’à vous aimer. Tout le reste m’est plus ou moins indifférent. À toutes les promenades, je préfère vous attendre dans mon coin. Il sera temps encore de sortir si tu viens de bonne heure, si tu t’en sens l’envie ou le besoin. En attendant je me démène dans ma maison comme un vrai diable sans parvenir à faire ce que je veux de mon âne rouge déguisé en Suzarde. Ce n’est pas une petite besogne que de faire marcher cette BIPÈDE à peu près droit dans le sens commun. Il ne faut rien moins que ma ténacité bretonne pour en venir à bout. Tout cela n’est pas beaucoup plus amusant à savoir qu’à raconter et je ne sais pas pourquoi je t’ennuie de ces niaiseries domestiques et DE domestique ? Je t’aime voilà mon THÈME préféré et auquel je reviens de tous les côtés et sans que je puisse m’en empêcher. Je t’aime au commencement, au milieu et à la fin de toute pensée, de tout désir et de toute [action  ?].

Juliette

BnF, Mss, NAF 16377, f. 36-37
Transcription de Chantal Brière