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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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24 juillet [1838], mardi matin, 10 h. ¾

Bonjour mon petit homme chéri, comment vont tes chers beaux yeux ? Je t’aime mon bien-aimé. Je t’aime trop, sans frein et sans mesure. Je nous rendsa malheureux et tout ça parce que je t’aime trop. Je suis triste et découragée ce matin. Je sens que je t’obsède et que j’arrache brin à brin tout l’amour que tu avais pour moi, sans l’espoir d’en refaire pousser d’autres. Je sens cela et je ne peux pas me retenir car l’excès de mon mal et de ma jalousie est proportionné à mon amour. Je ne peux pas me retenir, je t’afflige, tu te fâches, je souffre encore plus et nous sommes bien malheureux. Pourtant, tu as été hier ce que tu es toujours, bien bon, bien indulgent, bien affectueux mais ce n’était pas de l’amour. Oh ! non, ce n’était pas de l’amour car je serais moins tourmentée et moins découragée ce matin si, à la place de cette bonté angélique que tu m’as montréeb, j’avais cru retrouverc mon bon amour de 1833 [1]. Hélas, ce bon temps-là d’amour, d’illusion et de confiance est passé et ne reviendra jamais plus pour moi. Tu me vois maintenant telle que je suis, une femme sans éducation, sans esprit, dont l’amour t’importune et que ton exquise délicatesse te fait garder en l’excluant le plus que tu peux de ton intimité. Je m’aperçoisd depuis longtemps de ce changement qui se fait à ton insue mais qui se fait bien réellement et bien malheureusement. Tu tâches de remplacer cela par de la bonté, par des compliments, par des subtilitésf de raisonnement dont mon pauvre cœur n’est pas la dupe. Je suis reconnaissante des efforts que tu fais mais je ne suis pas heureuse. Tu dois t’en apercevoirg à la longue lettre triste et décousue que je t’écris. Si j’avais foi en ton amour, j’aurais commencé cette lettre par ces mots : Toto, apportez-moi vos deux actes tout de suite [2], et j’aurais fini par ceux-ci : je suis bien heureuse tandis que je ne dis que : mon Toto, je t’aime ce qui est bien différent. Je t’aime, je t’aime.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16335, f. 91-92
Transcription de Sandra Glatigny assistée de Gérard Pouchain

a) « rend ».
b) « montré ».
c) « retrouvé ».
d) « apperçois ».
e) « insçu ».
f) « subtilitées ».
g) « apercevoir ».


24 juillet [1838], mardi soir, 4 h.

Merci mon bon Toto, merci mon adoré, merci ma joie, merci ma vie, merci toi, sois béni, sois heureux, sois à tout jamais adoré. Tu m’as fait bien du bien, mon adoré, en me traitant avec tendresse tantôt. J’en avais bien besoin car il m’était resté de l’incident d’hier quelque chose de douloureux et de pesant qui m’étouffait. J’ai encore une fièvre de cheval mais c’est égal. Je suis heureuse, bien heureuse. Je crois que tu m’aimes et j’ai deux bons petits actes qui pendent au dessus de ma tête comme deux beaux fruits dorés qui doivent me parfumer et me rafraîchira l’âme que j’ai si brûlante et si desséchée depuis le régime solitaire auquel tu l’as vouée depuis un an. Et notre voyage ! et le bateau à vapeur ! b
Et notre amour si pur et si complet. Tout cela me luit à l’horizon comme un beau coucher de soleil au bord de la mer. Pardonne-moi mon amour si j’ai été jalouse et méchante cette nuit. Je t’aime trop. Si je t’aimais moins, je serais plus aimable mais je t’aimerais moins. Laisse-moi t’aimer comme cela. Va, à tout prendre, ce qui abonde ne vicie pas. Il vaut mieux un soleil ardent qui grille quelque fleur de jardin mais qui fait pousser les gros arbres qu’un ciel gris qui ne fait rien pousser qu’un peu d’herbes dans le cimetièrec. J’ai toutes sortes de bonnes choses à la porte de mon cœur mais qui se mutilent et se froissent en sortant de telle sorte que tu n’en vois plus qu’un margouillis informe. Ce sont des enfants qui se présentent mal mais c’est à vous, homme de l’art, à aider la nature en redressant et en rajustant toutes les pensées d’amour et toutes les joies qui naissent dans ma pensée et dans mon cœur. Je ne sais pas assez écrire, moi, je ne sais que t’aimer de toute mon âme.

Juliette.

BnF, Mss, NAF 16335, f. 93-94
Transcription de Sandra Glatigny assistée de Gérard Pouchain

a) « raffraichir ».
b) Un bateau à vapeur est dessiné et il est suivi de points d’exclamation qui courent jusqu’à la fin de la ligne :

© Bibliothèque Nationale de France


c) « cimetierre ».

Notes

[1Année de leur rencontre.

[2Hugo a terminé l’acte I de Ruy Blas le 14 juillet et l’acte II le 22 juillet.

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