Université de Rouen
Cérédi - Centre d'étude et de recherche Editer-Interpréter
IRIHS - Institut de Rechercher Interdisciplinaire Homme Société
Université Paris-Sorbonne
CELLF
Obvil

Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

Accueil > Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo > 1846 > Juillet > 3

3 juillet [1846], vendredi matin, 8 h. ½

Bonjour, mon aimé, bonjour mon adoré petit homme, bonjour, comment vas-tu ce matin ? As-tu un peu dormi au moins ? Quant à moi, j’ai passé la nuit à me retourner dans mon lit et à regarder ma pendule de quart d’heure en quart d’heure. Enfin, de guerre lasse, je me suis levée à cinq heures. J’ai ouvert mes persiennes et je me suis mise à lire le journal, ce qui m’a endormie à l’instant même jusqu’à 7 h. ½. Sans le secours de ce soporifique, j’aurais eu une nuit complètement blanche. À quelque chose journal est bon, comme tu vois. Je voudrais bien te voir, mon Victor, je voudrais rester longtemps avec toi. Je voudrais bien des choses tendres et heureuses que tu ne me donneras certainement pas tout de suite, quelque besoin et quelque désir que j’en aie. Enfin si tu viens tantôt baigner tes chers beaux yeux [1], je serai bien contente et j’attendrai avec courage que tu reviennes le soir avant ton dîner. Voilà pourtant la session finie et tu n’en auras pas plus de loisir pour cela et je ne t’en verraia pas davantage. Quoi que tu en dises, cette maison ne m’est pas heureuse car depuis que j’y demeure tu l’as à peine hantéeb, sans parler du dernier et affreux malheur qui m’y est arrivé [2]. Aussi je regrette amèrement notre petit logis [3] dans lequel je n’ai eu que du bonheur et de l’amour pendant neuf ans. Il n’y a pas de nuit, pas de jour, pas de moment où je ne regrette notre chambre dans laquelle nous avons été si longtemps heureux. Cette expérience n’est pas faite pour détruire mes préventions superstitieuses, tant s’en faut. Je t’en demande pardon, mon Victor adoré, mais c’est plus fort que moi. Je t’aime trop et j’attache trop de près à la moindre parcelle de bonheur que tu me donnes pour ne pas remarquer avec regret et chagrin l’absence de plus en plus répétée de toutes ces marques d’amour.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16363, f. 201-202
Transcription de Marion Andrieux assistée de Florence Naugrette

a) « verai ».
b) « hanté ».


3 juillet [1846], vendredi soir, 5 h.

Tu es parti bien vite, mon cher bien-aimé, est-ce qu’il y a encore Chambre aujourd’hui ? Hélas ! je te demande cela comme si c’était là le seul motif d’éloignement de ma maison que tu puisses avoir, tandis que je te sais accablé de besogne et de devoir de toute part. Il n’est que trop certain que la Chambre finie tu n’en seras pas davantage avec moi. Cependant je t’aime, cependant je suis triste, cependant je te désire et je t’adore. Il semble bien que tous ces motifs devraient me donner le droit d’espérer que tu te consacreras un peu à moi, si je ne te savais pas si surchargé d’affaires plus pressantes et plus pressées les unes que les autres. Aussi, mon cher adoré bien-aimé, ce n’est pas de l’humeur que j’exprime, bien loin de là, c’est de l’amour bien tendre mais bien triste et bien malheureux que j’exhale sans pouvoir me contenir. Tu as vu Mme Lanvin. Tu sais que rien n’est encore décidé pour cette pauvre enfant. Le conseil municipal n’a pas encore fait connaître sa décision [4]. M. Pradier m’a fait demander si je pouvais recevoir ses autres enfants [5] avant que Charlotte n’entre à Saint Denis [6]. Je lui ai fait dire que oui. Je ne voudrais pas, pour rien au monde, que M. Pradier pût penser qu’il y a jamais eu la moindre amertume dans mon cœur contre ces petits êtres innocents. Dieu merci, je suis à l’abri de cette faiblesse honteuse, et la mort douloureuse de ma pauvre chère fille n’a rien changé en moi de ce côté-là. Je souffre mais je ne suis pas amère, même contre celui qui a fait tout le mal. J’ai trop de vrai chagrin pour être irritée. Rien ne dispose à l’indulgence et au pardon comme une vraie douleur ; j’en fais la triste et cruelle expérience dans ce moment-ci. Aussi, j’ai consenti à voir ces pauvres enfants, persuadée d’avance que tu m’approuverais. Dans toutes ces choses du cœur j’ai l’orgueil et le bonheur d’être toujours du même avis que toi. Ça n’est pas étonnant puisque tout mon être, pensée, esprit, âme et cœur, tout est fait de ton amour.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16363, f. 203-204
Transcription de Marion Andrieux assistée de Florence Naugrette

Notes

[1Dans ses lettres, Juliette évoque à plusieurs reprises les problèmes ophtalmiques de Victor Hugo.

[2Claire Pradier, la fille de Juliette Drouet, est morte le 21 juin dans l’appartement loué pour elles par James Pradier, à Auteuil.

[3Du 8 mars 1836 au 10 février 1845 Juliette avait vécu au 14 rue Saint-Anastase, avant de s’installer au numéro 12 de la même rue.

[4Après l’enterrement de Claire, le 23 juin 1846 au cimetière d’Auteuil, sa mère découvre dans son testament qu’elle désirait reposer au cimetière de Saint-Mandé. Juliette attend l’autorisation de pouvoir faire exhumer son corps pour respecter sa volonté.

[5Charlotte (1834), Thérèse (1839) et John (1836) sont les enfants légitimes de Pradier, demi-sœurs et demi-frère de Claire.

[6Charlotte Pradier, qui a fréquenté la pension de Saint-Mandé avec sa demi-soeur Claire, entre à la maison d’éducation de la Légion d’honneur à Saint-Denis.

SPIP | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0
(c) 2018 - www.juliettedrouet.org - CÉRÉdI (EA 3229) - Université de Rouen
Tous droits réservés.
Logo Union Europeenne