1er juin [1846], lundi après-midi, 2 h.
C’est toujours à peu près la même chose, mon pauvre bien-aimé. La nuit n’a pas été beaucoup meilleure que l’autre et la journée se traîne absolument comme les précédentes. Cependant je tâche de lui faire croire qu’il y a du mieux pour lui redonner du courage, s’il est possible. Cette partie de mes soins n’est pas la moins pénible car il est difficile de donner aux autres ce dont on manque soi-même. Enfin, je fais de mon mieux et surtout je pense à toi et je t’aime de toutes mes forces. Ce que j’avais prévu est arrivé : M. Triger n’est pas venu et viendra probablement quand je serai avec toi. Du reste cela ne me contrarie pas autrement parce qu’Eugénie sera là pour me rendre compte de la visite de ces deux Diafoirus [1] et pour me dire tout ce qui s’est passé. D’ailleurs je suis très décidée à ne pas me départir du traitement indiqué par M. Louis.
J’ai reçu une lettre de M. Pradier ce matin. Tu la verras quand tu viendras [2]. Je ne l’ai pas ouverte ; tu la trouveras intacte. Je t’ai quitté hier avec un inexprimable regret, mon Victor adoré. Il me semblait que toutes les facultés de ma vie étaient ouvertes et en laissaient échapper tout ce qu’elles contiennent. Mon cœur, mon âme coulaient à flots dans la direction que tu venais de prendre. Je n’étais plus qu’un corps sans force, sans courage, sans volonté. Je ne sais pas comment j’ai refait le chemin que nous avions suivi un moment auparavant. Je crois que, si cette vie d’éloignement et d’inquiétude se prolongeait, que ma pauvre raison n’y suffirait pas. Il faut absolument que je me rapproche de toi. J’ai besoin de vivre dans ton rayon et de respirer le même air que toi. La santé même de cette pauvre enfant ne peut qu’y gagner, j’en suis très convaincue. Si je vois M. Triger aujourd’hui, je lui demanderai ce qu’il en pense. Je suis bien sûre qu’il sera tout à fait de mon avis. Demain je fais enlever les tapis et les jours suivants, on arrangera les matelas. De penser à ce retour, je sens que mon cœur se dilate et que la joie et l’espérance y rentrent. Cher adoré, jamais tu ne sauras combien je t’aime, impossible. Je t’aime, je t’aime, je t’aime et toujours ainsi sans fin.
Juliette
BnF,Mss,NAF 16363,f. 115-116
Transcription de Marion Andrieux assistée de Florence Naugrette