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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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15 mars 1847

15 mars [1847], lundi matin, 10 h. ¾

Bonjour, mon Toto, bonjour vous, bonjour toi. Vous m’avez quittée bien brusquement hier et dans un moment assez critique pour que vous ayez pu avoir des remords, si vous avez un peu de cœur et de pitié pour moi. Quoi qu’il en soit, je n’en ai pas moins passé la soirée ennuyeusementa, même avec la présence de Mme Triger et de son aimable fils. Il est vrai que je ne l’aurais pas passéeb plus agréablement avec Eugénie qui devient de plus en plus silencieuse et lugubre. Somme toute j’étais avec d’excellentes gens mais parfaitement embêtants. Il est vrai que rien et personne ne m’amusent sans toi.
M. Vilain est venu me voir avant d’aller chez toi. Je lui ai fait espérer que nous aurions des places prochainement pour le Théâtre Historique [1] afin qu’il ne dépense pas son argent d’ici là, dans le cas où il aurait eu le désir d’y aller. Maintenant, mon Toto bien-aimé, il faut me rabibocher de ma pauvre journée d’hier en venant de bonne heure aujourd’hui. Tâche que cela te soit possible car j’en ai bien besoin.
J’attends toujours mon Jean Tréjean. Dieu sait quand il me reviendra avec le peu d’empressement et de bonne volonté que vous y mettez. Taisez-vous, vieux scélérat, et baisez-moi bien fort si vous tenez à mon estime et à mon amour. Je vous attends et désire ne pas vous attendre longtemps.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16365, f. 61-62
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « ennuieusement ».
b) « passé ».


15 mars [1847], lundi soir, 9 h. ½

Mon bien-aimé, mon bien-aimé, je pleure et tu n’es pas la cause de mes larmes. Je souffre et tu ne le sais pas, je suis humiliée et tu n’es pas là pour me relever et me rendre justice. Que s’est-il donc passé en ton absence ?
Je vais essayer de te le dire, quoique je ne sachea par où commencer. Tu sais quand tu m’as quittée ? Louise [2] était avec moi depuis déjà un grand moment. J’étais froide avec elle, ou plutôt réservée, ainsi que j’en étais convenue avec toi. Tout à coup elle fond en larmes et elle me dit : « Madame, vous ne m’aimez plus, vous ne me recevez pas comme autrefois et cependant je vous aime plus que jamais et ma sœur aussi. Après maman vous êtes la personne que nous aimons et respectons le plus. »b
Surprise et touchée tout à la fois du chagrin de cette pauvre enfant, je lui ouvre mon cœur à mon tour en lui disant cependant que j’aurais préféréc avoir cette explication avec sa mère et je lui raconte comment j’ai été froissée et attristée de leur nouvelle manière d’être avec Eugénie. Là-dessus cette chère enfant m’avoue dans les sanglots que sa mère croit avoir les meilleures raisons du monde pour agir ainsi avec Eugénie. J’insiste pour savoir au juste ces raisons et après bien des hésitations elle me confie que la bonne d’Eugénie est venue chez sa mère lui raconter avec des détails hideux la conduite d’Eugénie. Cette fille voulait venir chez moi, c’est Mme Rivière qui l’en a empêchée.
Dans le premier moment j’ai cru que c’était une odieuse et infâme calomnie, une vengeance de bas étage et j’ai pris parti pour Eugénie. Alors cette enfant, poussée à bout par les efforts que je faisais pour défendre Eugénie, ajoute qu’elle tenait d’Eugénie elle-même, et que pour ce propos elle l’avait mise à la porte de chez elle, qu’Eugénie avait dit que je maltraitais ma fille [3] pendant sa maladie, que j’avais souhaité qu’elle ait la gangrèned par tout le corps et qu’enfin j’étais un monstre. Qu’elle ne venait chez moi qu’à cause de M. Vilain que je pouvais servir et qu’elle n’y était venue avant que pour soigner mon enfant. Dans ce moment-là mon indignation était tellement au comble que je lui ai dit : « Je veux y aller tout de suite sans attendre le retour de Victor, sans prendre conseil que de moi. »b Dans mon impatience j’ai pris une voiture, je me suis faite conduire chez Mme Rivière d’abord pour être bien sûre de tout ce qui s’était passé, puis je suis allée chez Eugénie que je n’ai pas trouvée. J’étais tellement émue et si peu maîtresse de moi que je n’ai pas pu cacher à cette fille pourquoi je venais ni le mépris, quelle quef fût d’ailleurs sa maîtresse, que j’avais pour elle-même de l’avoir divulguée.
En sortant de chez elle, je suis retournée chez Mme Rivière que j’ai trouvée grondant sa fille pour les confidences qu’elle venait de me faire et, chose que tu ne croiras pas, même quand je te l’aurai dite, me reprochant, pour son propre compte, d’avoir négligé ma fille à ses derniers moments : me disant qu’elle m’avait trouvée parée comme une châsse [4] chaque fois qu’elle venait et ne songeant qu’à m’aller promener avec toi. Que depuis ce temps-là elle s’était sentie refroidie pour moi et, puisque l’occasion qu’elle n’avait pas cherchée se présentait de me le dire, elle s’en acquittait au risque de me fâcher.
Que te dirai-je, mon pauvre ange. Je suis sortie comme une folle sans savoir ce que je faisais, sans répondre un mot à cette malheureuse femme qui venait de me faire la plus douloureuse des blessures et la plus imméritéeg des injures. Je suffoquais. Je suis revenue en voiture et depuis mon pauvre cœur cherche à comprendre comment il a pu s’attirer, d’une part la monstrueuse ingratitude de cette femme que j’avais accueilliei avec tant de pitié, et de l’autre l’erreur impie d’une mère doutant des soins et de l’amour que j’avais pour ma pauvre bien-aimée et unique enfant ? Tu sais toi, si c’était pour me promener que j’allais avec toi quand je quittais le lit et la main de cette pauvre enfant ? Tu sais comme j’étais parée, enfin tu sais si je l’aimais et quelle affreuse douleur c’est encore pour moi aujourd’hui que la perte de ma pauvre enfant. Tu sais tout cela et le bon Dieu le sait aussi, et pourtant je pleure comme une coupable et je suis sans force contre cette injustice. Pourvu que tu viennesi ce soir. Ô mon Dieu, qu’est-ce que je deviendrai si je ne peux pas te voir ce soir. Oh ! ce serait trop injuste, le bon Dieu ne le voudra pas, je l’en prie à genoux.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16365, f. 63-65
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « saches ».
b) Nous ajoutons les guillemets.
c) « préférée ».
d) « gangrenne ».
e) « faite ».
f) « qu’elle que ».
g) « immérités ».
h) « accueuillie ».
i) « vienne ».

Notes

[1Le Théâtre Historique, dirigé par Alexandre Dumas, est inauguré le 20 février 1847, avec sa propre adaptation pour la scène de son roman La Reine Margot.

[2Il s’agit de Louise Rivière.

[3Claire Pradier, la fille de Juliette Drouet est morte de phtisie le 21 juin 1846. Son père la fit transporter avec sa mère, quelques mois auparavant, dans une maison à Auteuil. Juliette y soigna sa fille dans l’évolution dramatique de sa maladie.

[4Vieilli : habillé, orné de façon excessive et ostentatoire. À l’origine, sorte de boîte ou de coffre qui contient les reliques d’un saint et que certains excès de culte pouvaient parer de façon exagérée.

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