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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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16 février [1847], mardi matin, 10 h. ¼

Bonjour, mon Toto, bonjour, comment vas-tu ce matin ? As-tu bien dormi ? Que fais-tu aujourd’hui ? Je sais que tu vas dîner ce soir chez Robelin mais je ne sais pas ce que tu dois faire de ta journée. Quant à moi je n’en ferai rien de bon, je le sens à la disposition d’esprit dans laquelle je me trouve. Je voudrais être déjà à demain et que demain fût le dernier jour de ma vie. Je me fatigue à vivre sans utilité pour personne. J’aimerais mieux être aux prises avec tous les besoins matériels de la vie que d’être en proie à l’activité sans but et sans espoir de mon cœur. Je m’agite dans mon amour comme un écureuil dans sa cage. Il a beau courir toute la journée après sa liberté, il n’a pas fait un seul pas et il se retrouve dans sa cage comme s’il n’avait pas bougé. Ma pensée a beau courir après le bonheur et l’amour, elle n’en est pas plus avancée et elle s’arrête, découragée et triste de son peu de succès.
Hier j’étais, du moins je croyais être, heureuse, un rien avait suffi pour me causer cette fausse joie. Aujourd’hui je suis abattue et pleine d’angoisses. Je ne sais pourquoi, pour moins que rien peut-être. Enfin je suis triste, triste, triste car je sens en moi un besoin d’amour que rien ne pourra combler, ni générosité, ni indulgence, ni bonté, ni douceur, ni dévouement. Rien ne remplira dans mon cœur la place où tu mettais ton amour autrefois. J’y mets cependant autant de bonne volonté que toi-même mais rien ne saurait me donner le change. Tu as beau entasser tout ce que la bonté a de plus doux, le dévouement de plus ingénieux, l’esprit de plus gai et de plus charmant, mon pauvre cœur ne s’y arrête pas et ne se méprend pas. Il voit bien que ce n’est plus ce bon amour sincère, exclusif et ardent d’autrefois. Ce n’est pas plus ta faute que la mienne. Tu fais tout ce que tu peux pour me conserver cette illusion et moi pour l’accepter mais nos deux cœurs ne se mêlent pas à toutes ces évolutions des devoirs de l’honnête homme et de la reconnaissance obligée d’une pauvre femme malade. Tout cela, au fond, est aussi douloureux et aussi pénible pour toi que pour moi et le bon Dieu ferait bien d’y mettre la main une bonne fois pour toutes.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16365, f. 27-28
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette
[Souchon]

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