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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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2 octobre [1845], jeudi après-midi, 3 h.

La pluie est tirée, mon Toto, il faut, sinon la boire, du moins la recevoir sur le dos [1]. C’est [ce] que je me résigne à faire quitte à prendre un omnibus si cela devenait par trop fort. Dans ce moment-ci elle fait semblant de cesser pour m’amorcer sans doute et pour me faire patauger sur le boulevard jusqu’aux oreilles. Voici mon itinéraire à l’omnibus près : – le boulevard jusqu’à la rue de Choiseul ; de la rue de Choiseul, la rue Sainte-Anne, la rue Saint-Honoré, la place du Palais Royal, la rue de Chartres, le Louvre, le quai penaillon, Mlle Féau, les quais, la rue Louis-Philippe, la rue turlututu qui est en face et dont je ne sais pas le nom et la rue de la Perle. Je te dirai l’heure à laquelle je serai rentrée et les impressions de voyages que j’aurai éprouvéesa dans ces diverses pérégrinations. En attendant, je vous aime et je n’espère pas du tout que vous viendrez au-devant de moi. C’était bon il y a dix ans mais maintenant vous avez une confiance impertinente dans ma vertu. Cependant ne vous y fiez pas trop, mon cher petit dédaigneux. Tous les princes chinois ne sont pas en Chine et je pourrais très bien en rencontrer un dont je serais la conquête à la première vue.
Cher bien-aimé adoré, tu as raison d’avoir confiance en moi qui t’aime avec tant de passion et si fidèlement. Mais tu aurais tort de ne plus m’aimer et de ne plus être jaloux de moi, car tu n’en trouveras jamais une autre qui me vaille, toute modestie mise de côté et à part toute vanterie, car je t’adore.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16361, f. 3-4
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette

a) « j’aurai éprouvée ».


2 octobre [1845], jeudi soir, 6 h. ¾

Je viens de rentrer, mon adoré, crottée comme plusieurs barbets, mais sans avoir été mouillée cependant. Je suis sortie de chez moi à 3 h. ¼, mais à peine étais-je sur le boulevard que la pluie a recommencé de plus belle, alors je suis montée dans un omnibus à stalles et je me suis fait descendre à la rue de Choiseul. Je suis allée chez Génevoy qui avait fait les deux dessins ainsi que je le pensais ; mais comme sa femme était malade, elle n’avait pas pu s’occuper des [soies  ?] de sorte qu’il faudra que j’y retourne. De là je suis revenue par les rues qui viennent aboutir rue Saint-Honoré, en face de la rue de l’Échelle. Je suis entrée chez Bully, chez lequel j’ai acheté deux flacons de vinaigre, puis j’ai pris la rue de Chartres, le Louvre et les quais ainsi que je te l’avais dit. Je ne suis pas allée chez Mlle Féau parce que j’avais mal au pied et puisque je craignais de la vexer en lui montrant le dessin de Génevoy. Je suis revenue à la maison par les quais et la rue Louis-Philippe, la rue vieille du Temple et la rue de la Perle. Tout cela sans une goutte de pluie et avec un soleil magnifique. Si je t’avais eu avec moi, j’aurais été la plus heureuse des femmes, mais tu n’es pas venu et je ne l’avais pas espéré non plus. Je sais bien que le jour où tu vas avec Charlot à Saint-James [2], tu ne peux pas venir au-devant de moi sur le quai. Aussi ai-je été peu embarrassée pour choisir l’itinéraire exact dont je t’avais tracé en gros le plan. Au lieu d’aller gagner le quai tout de suite par le Louvre, j’ai pris la petite rue de Saint-Germain l’Auxerrois pour avoir le plaisir de repasser là où nous avions été huit jours plus tôt ensemble. C’est égal, mon cher bien-aimé, rien ne peut me distraire de ta pensée. J’ai beau aller et venir, rien ne m’ôte l’ennui de ton absence. Je dirai même que je suis plus seule et plus triste que chez moi et que j’ai toutes les peines du monde à m’empêcher de pleurer. J’avais hâte d’être rentrée à la maison pour me retrouver avec ton souvenir, pour m’asseoir à ta place, pour regarder ta ravissante médaille, pour baiser ton cher petit portrait que j’ai si bien logé dans ma belle bourse chinoise, pour t’écrire et me rapprocher de toi par la pensée et le désir. Aussi ai-je éprouvé un sentiment de vive joie en rentrant à la maison. Il me semblait que tu n’étais plus aussi loin de moi et que je respirais ton souffle. Cher adoré, tu es cependant bien loin, hélas ! mais tu reviens demain bien sûr, n’est-ce pas ? Et je dînerai avec toi, tu me l’as promis. En attendant, je vais être bien impatiente et bien mouzon, mais je vais t’aimer et te désirer de toutes mes forces. Je t’aime, mon Victor adoré, tu ne sauras jamais combien.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16361, f. 5-6
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette

Notes

[1Juliette détourne le proverbe populaire : « Quand le vin est tiré, il faut le boire ».

[2Les membres de la famille de Victor Hugo séjournent à Saint-James. Leur séjour débute le vendredi 12 septembre. Ils reviendront à Paris le 21 octobre.

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