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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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15 décembre [1842], jeudi matin, 11 h. ½

Bonjour, mon cher petit bien-aimé. Je vous aime. Comment vas-tu ? Tu as sans doute encore répétition [1] aujourd’hui et par surcroit l’Académie ? Au reste, cela ne peut aller qu’en augmentant comme chez Nicolleta [2] jusqu’à la représentation. Je le sais et j’en enrage de bon cœur : mais que j’ai mon LAISSEZ-PASSER et je me rabibocherai le jour d’une partie de ce que je perds la nuit. Dépêchez-vous de me le donner. En attendant, je vous défends les hures à hures [3] avec n’importe quoi qu’une belle et bonne MAXIME [4], ne fût-elle ni [neuve ?], ni consolante, ni de la Rochefoucauld. Vous entendez, monstre d’homme. Il fait bien beau aujourd’hui et je m’en réjouis pour ton fils et pour toi. Voilà le temps qu’il vous faut, mes chers petits frileux, à défaut du soleil de juillet. Ce beau soleil de juillet que l’Académie des Sciences a mis dans sa poche cette année d’après l’avis d’UN FIDÈLE SEUL CONTRE UN SIÈCLE [5]. Je voudrais que l’hiver se passe ainsi, mes chers petits hommes [6], et que le printemps soit déjà derrière vos vitres. En attendant, il faut bien vous soigner – et ne pas avoir froid et encore moins d’humidité aux pieds.
Demain, mon cher petit homme, vous aurez vos bottes remises à neuf. Mais je crois, en tout état de chose, qu’il serait prudent d’en commander une paire parce que d’ici au beau temps, tu n’auras pas assez de tes souliers et de tes vieilles bottes. Voilà mon opinion, c’est à toi de voir jusqu’à quel point elle est juste. Maintenant, pense à moi si tu peux. Aime-moi, mon Toto, si tu ne veux pas que je sois la plus malheureuse des femmes et tâche de venir le plus vite que tu pourras si tu veux que j’en sois la plus heureuse. Je n’ai pas encore de barricade, mais cela ne tardera pas. Je sens la révolution de JULIETTE s’avancer à grands pas. C’est un avis que je vous donne, mon fameux VAINQUEUR, tâchez d’en profiter à temps pour vous et pour moi. Baisez-moi, aimez-moi. Je pense à vous, je vous aime et je vous adore, mon beau Toto.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16350, f. 285-286
Transcription de Laurie Mézeret assistée de Florence Naugrette

a) « Nicollet ».


15 décembre [1842], jeudi soir, 6 h. ¾

Ô je t’aime, mon Victor adoré, je t’aime. Ma vie tout entière est passée dans mon amour, le jour où tu ne voudras plus que je t’aime, je mourrai. Je vis en admiration, en contemplation et en adoration devant toi. Je te trouve le plus grand, le plus beau, le plus noble, le plus doux et le plus généreux des hommes. Et si jamais homme a été fait à l’image de Dieu, c’est toi, mon bien-aimé, si ravissant et si sublime. Mais si beau, si charmant et si grand que tu sois, mon bien-aimé, mon amour m’a faitea ton égale par le cœur car jamais homme n’a été aimé par une femme comme tu l’es par moi, Dieu sait que je dis vrai.
Je voudrais mourir pour toi. Je ne peux vivre que par toi et pour toi. Je t’aime, je t’aime, je t’aime.
Je compte les secondes, les minutes et les heures qui me séparent de toi. Je donnerais des jours, des mois, des années de ma vie par chacune d’elle pour les abréger. Tâche de mettre la librairie, les imprimeurs, les importuns et même les amis doubles [7] pour venir plus tôtb auprès de ta pauvre vieille Juju.
Eh ! bien, la chose en question est arrivée ! Vous n’étiez pas au bout de ma rue que c’était fait. Voime, voime, [deux mots illisibles] vraiment, et M. Dodo il fa vaire le vier à pras bentant au moins vuit chours [8]. Ia, ia, monsire, matame, il est son sarme à Monsire Dodo, la baufre matame Chichi il êdre pien féxée t’afoir avaire afec in bareil drange mondagne [9]. Taisez-vous, monstre, vous n’avez que ce que vous méritez. Je suis furieuse contre vous pour de bon et pour de vrai. Ne venez pas faire le matamore [10] ce soir car je ne me prêterai pas à cette mauvaise plaisanterie, je vous en préviens.
Baise-moi, car, bien que tu sois un scélérat et un MALOTRU, je t’aime de toutes mes forces et encore bien plus. Je te pardonnerai même toutes tes scélératesses si tu viens de bonne heure ce soir. Tu vois que je suis d’une bonne composition ? Baise-moi. Je t’aime de toute mon âme.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16350, f. 287-288
Transcription de Laurie Mézeret assistée de Florence Naugrette

a) « fait ».
b) « plutôt ».

Notes

[1Victor Hugo a présenté Les Burgraves au Théâtre-Français le 23 novembre et en commence donc les répétitions.

[2L’ombre de Nicolet ou De plus en plus fort ! est un vaudeville en un acte de Charles Desnoyer et Labie, créé lors de la réouverture du théâtre de la Gaieté en 1837. Juliette fait ici un jeu de mot sur la devise de Nicolet, « de plus en plus fort ».

[3Hure désigne la tête du sanglier et par extension, de façon familière, la tête, un visage hirsute et grossier. Juliette semble ici interdire à Hugo les têtes à têtes avec une autre femme qu’elle.

[4Mlle Maxime répète le rôle de Guanhumara dans Les Burgraves.Celle-ci ne correspond cependant pas au rôle que Hugo a en tête, elle en est donc dépossédée en janvier 1843, au profit de Mlle Fitz-James, puis enfin de Mme Mélingue.

[5Référence à un ouvrage d’Antoine Madrolle (1791-1861), écrivain religieux et politique ayant collaboré aux revues Conservateur et à La Gazette de France.

[6Juliette fait ici référence à Victor Hugo et à son fils, François-Victor Hugo, qui a été gravement malade durant plusieurs mois. S’inquiétant régulièrement d’eux, elle considère le beau temps comme bénéfique pour leur santé.

[7Juliette fait ici un jeu de mot sur l’expression « mettre les bouchées doubles ».

[8Juliette écrit en imitant l’accent allemand : « et M. Toto, il va faire le fier à bras pendant au moins huit jours ».

[9De même : « Il est sans [armes] à Monsieur Toto, la pauvre Madame Juju, elle est bien vexée d’avoir affaire avec un pareil tranche-montagne ».

[10Matamore est un personnage de la comédie espagnole qui se vante à tout propos de ses exploits guerriers contre les Maures (d’où le mot « mata maure »). Par extension, le mot désigne un personnage bravache, fanfaron (Source : TLF).

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