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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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7 décembre [1837], jeudi matin,10 h.

Bonjour mon petit homme bien aimé, bonjour. Comment vont tes pauvres yeux ? Ils étaient bien malades hier au soir et pour peu que tu aies veillé encore dans la nuit tu dois beaucoup souffrir ce matin. Quel malheur que je ne puisse pas te donner les miens. Ce serait avec bien de la joie que je les crèverais à ton service. C’est injuste que cela ne se puisse pas faire. J’ai peu dormi encore cette nuit et il y a déjà longtemps que je suis réveillée, aussi je prévois que j’aurai un fameux mal de tête. Je le sens qui commence son petit travail tout doucement. Il paraît qu’il a plu encore ce matin. Quel vilain pays. Toujours de la pluie et toujours de la boue. Je ne me plains [pas] pour moi qui ne sors presque jamais, mais pour toi mon cher petit errant dont les habits et la santé se déforment sous une gouttièrea permanente.
Je voudrais bien que tu visses l’avocat général ce matin. Il me semble qu’après avoir entendu tes explications il ne peut pas faire autrement que de nous condamner à recevoir « 6.000 F de dommages intérêts pour la reprise de toutes tes pièces dans l’espace de 4 mois sous peine de 150 F d’amende pour chaque jour de retard [1] ». Voilà ce qu’il me semble.
C’est aujourd’hui que vient Claire. Je suis fâchée que le Manière se joigne à sa visite car j’ai très peu de temps à la voir et une très longue mercuriale à lui faire. Au reste, tant mieux pour elle et aussi pour moi car cela me fait mal d’être obligée de revenir sur tous ses torts passés. Je ne veux pas trop y penser.
Je t’aime mon Victor adoré et il n’y a que cela de doux et de rayonnant dans ma vie : ton amour.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16332, f. 146-147
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein

a) « goutière ».


7 décembre [1837], jeudi soir, 9 h.

Tout mon monde est parti mon cher petit bien-aimé. Je suis seule avec ta pensée. J’y suis si bien [acoquinéea  ?] que lorsqu’il me faut la partager avec d’autre ça me gêne. C’est peut-être mal ce que je dis là. Surtout pour aujourd’hui tu dois me comprendre. Enfin me voilà seule et probablement pour le reste de la soirée car il n’est pas croyable que tu viennes me voir avant d’aller chez B. de R. [2] Je commence à m’apercevoirb que les procès me coûtent très cher, car en supposant que tu gagnes, ce que je ne crois pas, rien ne me remplacera les quelques minutes que tu m’aurais donnéesc ce soir sans cela. Je suis donc frustéed [3] et cela sans espoir d’indemnité quelconque. Je suis aussi furieuse de la cacade de La Presse [4]. Je souffre de n’être qu’une JUJU. Il est probable que les Débats [5] aura eu les mêmes raisons pour se taire. Et tous ces gens-là vont en calèche, ont des maisons de campagne et vont de pair avec le marchand de cirage anglais [6] et brossent les bottes des ministres avec sentiment et honneur pour la plus grande gloire de MON PAYS DE FRANCE [7].
Je t’aime mon Victor. Je serais bien heureuse et bien reconnaissante si tu venais un peu me voir ce soir. Il y a si si [8] longtemps que cela ne m’est arrivé.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16332, f. 148-149
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein

a) « acquoninée ».
b) « m’appercevoir ».
c) « donné ».
d) « frusté ».

Notes

[1Juliette cite les formules (et les sommes) du jugement prononcé le 20 novembre par le Tribunal de commerce contre la Comédie-Française en faveur de Victor Hugo.

[2À identifier.

[3Le fait que Juliette souligne le mot avec une orthographe fautive pour en altérer la prononciation – ce qu’elle fait systématiquement depuis la première occurrence du terme dans ses lettres en 1835, en y ajoutant souvent la formule « pour bien dire » –, peut être le signe qu’elle en connaît la forme correcte, et qu’elle joue sur les mots en l’associant à l’adjectif « fruste ». À l’époque, l’adjectif « frustré » est à prendre au sens premier et général (« privé de ») et n’a aucune connotation sexuelle, même si Juliette l’applique volontiers par métaphore à sa propre situation de manque amoureux.

[4Le journal La Presse avait en effet promis dans son numéro de la veille (6 décembre 1837) de publier le lendemain le discours de Victor Hugo contre la Comédie-Française, chose à laquelle les rédacteurs, dans un entrefilet du 7, disent devoir renoncer « faute de place ».

[5Le Journal des débats a publié la veille (6 décembre) les échanges entre les deux parties lors de l’audience du 5 décembre (procès contre la Comédie-Française), ainsi que le discours qu’adresse Hugo à la Cour. Dans le numéro du jour (7 décembre), on ne trouve plus une seule allusion à l’affaire.

[6Référence à un certain M. Day, ancien perruquier londonien qui s’était fait construire un palais après avoir fait fortune grâce à une nouvelle recette de cirage. Les marchands de cirage anglais (qui avait éclipsé le cirage français), étaient au XVIIIe siècle de simples vendeurs de rue. Peu à peu, le succès du produit fit leur fortune et ils furent pointés du doigt par l’opinion publique et les journaux comme appartenant à une nouvelle classe qui se distinguait par un luxe ostentatoire.

[7À l’époque, de nombreuses comédies et vaudevilles proposent des couplets chantés sur l’air de « Rendez-moi mon beau pays de France » dont l’origine reste à élucider.

[8On ne sait si la répétition est volontaire.

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