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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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5 décembre [1837], mardi, 11 h. du matin

Bonjour mon cher adoré petit homme. Que je suis impatiente de savoir si c’est aujourd’hui que nous serons jugés [1]. Jusqu’à ce que je t’aie vu je serai malheureuse et tourmentée. Ce serait si ennuyeuxa et si fatigantb pour toi si on remettait la partie qu’il faudrait je crois dans ce cas-là t’exécuter tout de suite et payer deux centc mille francs de dommages intérêts, plus les frais d’insertions au choix de MM. Védel et Cie.
J’essaye de rire pour me faire trouver le temps moins long comme quand on ad des coliques et qu’on se met la main sur le ventre. Mais cela ne me réussit pas plus d’une façon que de l’autre et je suis plus impatiente que jamais de connaître notre sort.
Jour mon petit homme chéri. La bonne vient d’apporter le chapeau que Mme Krafft donne à Claire. Elle va beaucoup mieux. Je voudrais bien en savoir autant sur mon père [2], car je crains qu’il ne soit plus malade. Si vous étiez bien I vous viendriez me voir avant d’aller au tribunal afin de me donner un peu de cœur au ventre, de la patience et du bonheur pour attendre l’issue de ce stupide procès.
Je vous aime mon petit Toto. Vous ne prenez pas garde à cela parce que vous avez mille et une affairese dans la tête mais moi je le sais, et de reste, car je n’ai pas un seul coin de mon cœur ou de ma pensée qui ne soit plein de vous ce qui fait que tout ce que je fais, tout ce que je dis c’est : je vous aime. Il y a des gens qui n’ont qu’une seule corde à leur arc, moi je n’ai qu’un seul mot. Je t’aime.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16332, f. 136-137
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein

a) « ennuieux ».
b) « fatiguant ».
c) « cents ».
d) « n’a ».
e) « affaire ».


5 décembre [1837], mardi soir, 5 h.a

Que tu es bon mon Toto d’être venu me délivrer de l’incertitude où j’étais de savoir ce qui s’était passé au tribunal. Mon Dieu que tu as bien parlé. J’étais si émue et si convaincue en t’écoutant que j’oubliais de t’admirer et cependant jamais tu n’as été plus noble et plus éloquent [3]. Pourquoi faut-il que ce soit remis à huitaine [4]  ? Le temps nécessaire aux petites turpitudes de se démener et d’agir sur les incorruptibles consciences de messieurs les juges. Je donnerais tout au monde pour que cette affaire aitb été jugée aujourd’hui, d’abord parce que cela te délivrerait d’une préoccupation ennuyeuse et fatigantec, ensuite parce que j’ai moi-même besoin de repos et que depuis que ce diable de procès est en train je ne dors pas les nuits et puis enfin parce que je te verrais davantage, du moins je l’espère.
En t’attendant tantôt, j’ai copié quelques passages des lettres de Mlle de Lespinasse [5] sur les C. D. et les S. [6] de ce temps-là. Mon Dieu que tout ce qu’elle en pensait alors est encore de saison aujourd’hui. Ce sont les mêmes inepties, les mêmes platitudes et les mêmes SUCCÈS. Ce serait affligeant si ce n’était pas grotesque. Depuis plus de soixante ans rien n’a changé, ce sont les mêmes bourgeois de la même rue Saint-Denis [7], les mêmes hommes et les mêmes femmes du monde. Rien n’y manque, ils n’ont pas vieillid, ils se portent bien. Il n’y a rien comme la stupidité et le mauvais goût pour confire et pour conserver dans toute sa fraîcheur ce qu’on appelle la SOCIÉTÉ. Mais mon Dieu je parle, je parle, comme si je savaise de quoi il est question. Ça serait gentil si j’essayais d’écrire, autant vaudrait me voir député à la chambre des pairs.
Je te demande bien pardon, c’est ton procès qui en est la cause, je ne le ferai plus jamais. Je t’aime bien trop pour me rendre ridicule volontairement.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16332, f. 138-139
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein
[Guimbaud]

a) Le signe « X », ajouté d’une autre main, indique vraisemblablement la sélection de cette lettre par Louis Guimbaud.
b) « est ».
c) « ennuieuse et fatiguante ».
d) « vieillis ».
e) « j’avais ».

Notes

[1Allusion à l’audience du jour dans le procès en appel entre la Comédie-Française et Victor Hugo.

[2René-Henry Drouet, son oncle qu’elle considère comme son père parce qu’il l’a recueillie orpheline et en partie élevée. Voir la lettre du 25 novembre 1837 où Juliette est informée de sa maladie.

[3Hugo a de toute évidence rapporté à Juliette la teneur de son intervention devant la Cour royale (dans le cadre du procès contre la Comédie-Française). Ce discours a été reproduit le lendemain ou les jours suivants dans quelques journaux ayant rendu compte des débats durant l’audience.

[4La décision des juges dans le procès en appel entre la Comédie-Française et Victor Hugo est en effet prévue pour le 12 décembre. Juliette utilise (et souligne) le terme prononcé à la clôture de l’audience.

[5Les lettres passionnées de Julie de Lespinasse adressées au colonel Guibert entre 1773 et 1776 furent publiées en 1809. Il y eut une réédition en 1811, puis une édition apocryphe de « Nouvelles lettres » parut en 1820. Difficile de savoir d’après quelle édition Juliette recopie les lettres.

[6Les initiales renvoient à Casimir Delavigne et Scribe, hostiles à Hugo.

[7La rue Saint-Denis fut longtemps un axe important : c’est par là que les rois et reines faisaient leur entrée dans Paris ; c’est là que se trouvait le seul relais de la poste aux chevaux. Lieu de convergence de nombreux voyageurs, la rue a vu s’établir de nombreux commerces. Le « bourgeois de la rue Saint-Denis » est un « type », souvent mentionné dans les « Physionomies » comme une sorte de Parisien moyen, quelconque, crédule, inculte, manquant de raffinement.

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