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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Jersey, 16 février 1853, mercredi matin, 9 h. 

Bonjour, mon petit bien-aimé, bonjour. J’ai déjà commencé mon déménagement [1] ce matin. C’est tout au plus si je pourrai tenir sur ce petit lit. Je m’y suis couchée tout à l’heure sur la paillasse et je t’assure que mes pieds la débordent. Après cela j’en essaieraia, il faudra bien que je m’habitue à cette exiguïté. D’ailleurs je me rapetisseraib, s’il le faut. En attendant je vais me colloquer [2] dans cette petite chambrette à soleil, dans l’espoir d’échapper à la podagrerie [3] qui menace de m’envahir tout entière.
Cher petit homme, comment vas-tu, toi et ton rhume ? Car tu n’en esc encore qu’aux deux premières syllabes de ce hideux mot. Je te conseille de reculer plutôt que d’avancer et de ne pas aller plus loin dans l’appellation de cet affreux substantif. Quant à moi je ne le souffre que trop couramment mais je ne tire pas vanité de mon mérite, tant s’en faut. J’aimerais mieux la plus crasse ignorance que cette goutte d’érudition, telle est ma faiblesse.
Du reste la journée ne se passera pas sans pluie ou sans neige. Déjà le grésil tombe dru sur les rares passants du Havre-des-Pas [4]. Je te conseille de rester sous tes couvertures le plus tard que tu pourras. Quant à moi je vais me réchauffer en houspillant les quatre coins de ma maison. Et t’aimer à blanc.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16373, f. 169-170
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette et Gérard Pouchain

a) « esseirai ».
b) « rappetisserai ».
c) « tu n’en n’es ».


Jersey, 16 février 1853, mercredi soir, 9 h. ½

Je veux vous dire un petit bonsoir avant d’entrer dans mon BOX, c’est une manière de me préparer à de bons rêves. Mais ce qui me plairait encore mieux que les plus beaux rêves, ce serait un brin de votre réalité en chair et en os. Du reste s’il vous prenait envie de me faire de ces sortes de surprises, vous saurez que je tiens une échelle de soie [5] toute prête à mon balcon de ma terrasse de ma chambre à coucher de ma maison. Rien ne vous sera plus facile, à l’ombre de votre manteau couleur de barricade, que de grimper à mon quart d’étage. J’espère que les voleurs ne dédaigneront pas de me faire visite par cette même porte, ce qui rompra un peu la monotonie de ma solitude. Alors je n’aurais plus besoin que vous me fassiez faire UNE CONNAISSANCE. En attendant, je me prépare à coucher à peu près seule cette nuit. Je dis, à peu près, parce que je crois que Suzanne aura laissé une assez grande quantité de puces pour me tenir compagnie au moins trois ou quatre nuits. Quand je dis les puces de Suzanne, je pourrais encore mieux dire vos puces car elle prétend que c’est de chez vous qu’elle les rapporte ; elle les reconnaît à leur grosseur et à leur couleur. Quant à moi qui n’ai pas cette science d’observation, je me borne à les tuer sans distinction de race, quitte à confondre les puces domestiques avec les puces socialistes.
Sur ce baisez-moi et tâchez dans tous les cas que vos puces ne se mettent pas à mon oreille.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16373, f. 171-172
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette et Gérard Pouchain

Notes

[1Voir la lettre précédente.

[2Se colloquer : se placer.

[3Podagre : personne atteinte de la goutte aux pieds, impotent.

[4Le Havre-des-Pas : depuis les bassins du port de Saint-Hélier (capitale de Jersey) en direction du sud-est, nom donné au premier tronçon de six cents mètres de la route en terrasse au bord de la mer ; d’après L’History of Island du révérend père Falle, fondateur de la bibliothèque de Saint-Hélier et source principale de François Victor Hugo pour la Normandie inconnue, la dénomination est liée à la présence autrefois sur un petit rocher de la baie d’une chapelle catholique Notre-Dame-des-Pas où la Vierge était apparue, chapelle détruite au début du XVIIIe siècle. (Jean-Marc Hovasse, op. cit., p.96-97.) Le logement de Juliette est situé le long de cette route.

[5L’Échelle de soie est le titre d’une farce comique mise en musique par Rossini (1812) et inspirée par un opéra comique de Plénard dont la première représentation eut lieu à Paris en 1808.

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