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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Jersey, 18 janvier 1853, mardi matin, 9 h.

Bonjour, mon cher petit homme, bonjour, mon grand adoré, bonjour. Je me couche et je me lève avec la même pensée dans le cœur, toi. Je voudrais trouver le moyen de t’alléger les lourdes charges qui pèsent sur toi. Je ne vois que celui de Suzanne et encore est-il bien insuffisant. Il faudrait, pour qu’elle pût vous rendre entièrement ce petit service, la proximité du voisinage. Ce qui n’est pas possible, du moins tu le juges ainsi et tu es mieux placé que moi pour le savoir. Il y aurait encore moyen, si j’avais une petite cuisine de plain-pied où je pourrais faire le tripotage de mon dîner sans avoir deux étages à monter et à descendre et sans être en contact avec des étrangers plus ou moins insupportables. Cependant, mon Victor adoré, qu’à cela ne tienne, j’en essaieraia si tu veux. L’important est d’arriver à faire l’ouvrage indispensable de ta maison sans augmenter ta dépense. Pour cela je suis prête à tout faire avec joie. Mon regret est de ne pouvoir pas me consacrer corps et âme à te servir dans toute l’acception du mot mais tu sais mieux que moi encore quels sont les obstacles qui rendent mon dévouement presque inutile.
Quant à Mlle L. [1], il n’y faut pas songer, ce serait introduire un élément de désordre et de trouble dans notre petit intérieur monastique sans profit pour le bonheur de ces jeunes gens. Il faut tâcher de convaincre ton fils Victor de ne pas outrepasser la pension que tu lui allouesb tant qu’il ne gagnera pas d’argent et empêcher tous les prétextes de dépenser telsc que les dîners et les promenades. Le vin de Bordeauxd et les voitures, assaisonnements indispensables de ce genre de régalse, auront bien vite absorbé et dépassé la modique somme de 150[  ?] par mois. Il ne faudra rien moins que la plus sévère économie et l’observation la plus rigoureuse dans les faux frais pour venir à bout de rapprocher les deux bouts ensemble. Je dis rapprocher car je ne crois pas qu’il soit possible de les nouer, surtout les premiers mois, où il y a nécessairement inexpérience des ressources du pays.
Pardon, je me laisse entraîner à te parler des affaires de ce petit ménage comme si cela me regardait autrement que par la sollicitude que je porte à tout ce qui intéresse ta tranquillité et ton bonheur et comme si tu attendais après mes avis pour savoir ce que tu as à faire. À force de t’aimer j’en deviens importune et stupide.

Juliette.

BnF, Mss, NAF 16373, f. 67-68
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette et Gérard Pouchain

a) « essairai ».
b) « alloue ».
c) « tel ».
d) « bordeaux ».
e) « régal ».


Jersey, 18 janvier 1853, mardi après-midi, 2 h.

Je vois d’ici les rochers de Saint-Clément [2], un des plus charmants endroits de nos petites promenades cet automne et je ne peux pas m’empêcher de pousser un gros soupir de regret de ne pouvoir pas y aller aujourd’hui par ce beau temps, bras dessus, bras dessous avec toi. Je sais bien que cela n’est pas possible, mais le cœur a des besoins en dehors de la nécessité et de la raison. Aussi, mon cher petit homme, pendant que je me résigne à rester chez moi, mon âme aspire à s’envoler avec toi par les chemins ensemencés déjà pour nous de doux souvenirs. Ce n’est pas par ennui du désœuvrement ni par tyrannique exigencea que je désire si ardemment reprendre nos ravissantes petites excursions, c’est par besoin de t’aimer dans l’air pur et sous les doux rayons du soleil. Dès que tu auras fini ton livre [3] je te prierai de me donner souvent de ces heures de bonheur dont je suis privée depuis trop longtemps. Jusque-là, mon cher bien-aimé, je te promets d’être bien patiente et bien courageuse.
Eh bien, as-tu parlé de Suzanne chez toi ? Pense-t-on qu’elle puisse suffire de cette façon ? Je le voudrais parce que ce serait une économie claire et nette pour toi ; cependant il se pourrait qu’on vît des obstacles qui nous ont échappéb. Dans ce cas-là, mon pauvre bien-aimé, ce serait un regret de plus pour moi, ajouté à tous les autres chaque fois que je vois passer une occasion de te servir sans pouvoir le faire. Pourtant si on voyait le fond de ma conscience et de mon cœur, il n’y aurait aucune hésitation ni aucun scrupule à avoir. Malheureusement cela n’est pas possible. C’est doublement triste dans des circonstances comme celle-ci mais qu’y faire ? Se résigner et continuer de t’aimer de toute mon âme. C’est ce que je fais.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16373, f. 69-70
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette et Gérard Pouchain

a) « exigeance ».
b) « échapés »

Notes

[1Il pourrait s’agir d’Anaïs Liévenne, maîtresse de François-Victor repartie à Paris.

[2La baie de Saint-Clément est située au sud-est de Jersey. Depuis la fenêtre de sa chambre Juliette a une vue qui « embrasse depuis la batterie de Fort Régent à droite, les rochers de Saint-Clément à gauche. En face, au fond de l’horizon, on découvre les rochers des Minquiers, écueils très dangereux sur lesquels viennent souvent se perdre des bâtiments. », Juliette Drouet, « Journal de Jersey », Souvenirs 1848-1854, op.cit., p. 285.

[3Victor Hugo a commencé la rédaction du premier recueil poétique de l’exil dont le titre initial Les Vengeresses deviendra pour la publication Châtiments. La correspondance entre Victor Hugo et Pierre Jules-Hetzel renseigne entre autres sur les hésitations relatives à cette dénomination.

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