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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Jersey, 5 janvier 1853, mercredi matin, 9 h.

Bonjour, mon cher petit bien-aimé, bonjour avec toutes les douces joies de l’espérance, bonjour avec le rayon de soleil qui sourit et le chant des oiseaux qui passent sous ma fenêtre, bonjour. Je ne sais pas pourquoi mais j’ai le cœur plein de confiance ce matin sur la guérison prochaine et entière de ton cher petit Toto deux [1]. Est-ce parce que je le désire de toute mon âme et parce que je sais que c’est nécessaire à ton bonheur, que je sens en moi ce tressaillement intérieur qui précède toujours les événements heureux ? Je l’ignore, mais en attendant, je me livre avec dévotion à cette douce espérance de vous voir bientôt tous bien heureux.
Comment avez-vous passé la nuit, mes deux chers petits Toto ? Avez-vous bien dormi ? Quant à moi, j’ai tant pioncé que je n’en suis pas encore bien éveillée. Aussi, si j’étais bien sûre que vous en ayez fait autant de votre côté, je serais bien tranquille et bien contente jusqu’au moment où je pourraisa te voir. Hélas ! Quand pourrai-je te voir avec ce cher petit désolé qui abuse de la circonstance pour confisquer son cher petit père au détriment de la pauvre Juju, qui se trouve ainsi FRUSTÉE [2] pour BIEN dire ? Oh ! Comme il faut qu’il se dépêche de guérir son pauvre cœur abusé pour que mon tour de pansement arrive bientôt. Car, pour être incurable, je n’en aic pas moins besoin de secours et ce bon petit jeune homme est trop juste pour ne pas comprendre que vous me devez aussi un peu de baumed de votre cœur. En attendant, je renfonce mes MALADIES et je tâche de faire une contenance superbe devant cette belle journée vide de bonheur. Je vais mettre mon honneur, à défaut de quelque chose de plus doux, à porter votre absence à cœur et âme tendus ; ça ne sera pas de ma faute si je la laisse retomber de tout son poids sur mon courage. À l’impossible nulle Juju n’est tenue mais les Toto de tout âge et de tout numéro en sont responsables.

BnF, Mss, NAF 16373, f. 17-18
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette et Gérard Pouchain

a) « serai ».
b) « je n’en n’ai ».
c) « beaume ».


Jersey, 5 janvier 1853, mercredi après-midi, 2 h.

Je continue de faire assez bien mon personnage de Juju forte et je brandis avec assez d’aisance l’embêtement colossal de ne pas vous voir. Cependant je sens la corde ROIDE de mon courage se détendre petit à petit sous les évolutions de ma fausse joie ; je crois qu’il serait temps que vous arrivassiez pour la resserrer et renouvelera un peu le blanc de ma bonne humeur. En attendant, je pense à ce pauvre petit désolé [3] et je regrette de ne pouvoir pas dédoubler mon âme pour en donner un peu à celle [4] qui en manque si complètementb. Oh ! Dieu, je me figure toi libre, toi pouvant te donner à moi tout entier, toi m’avouant pour femme à ta mère, toi purifiant toutes mes souillures aux yeux du monde, toi mettant ta main dans ma main et me faisant marcher côte à côte avec toi dans la vie. Non seulement je n’aurais pas hésité, l’amour vrai n’hésite même pas devant tout un avenir de douleur, mais j’aurais accepté avec des larmes de reconnaissance, de piété, d’amour et de délire, mais j’aurais baisé les pas de l’homme qui m’aurait apporté ce suprême bonheur. Mais j’aurais passé la nuit en prière sur le seuil de la porte de celui que j’aime avant d’oser toucher à son pied. Mais je serais peut-être morte de joie. Pour refuser un [tel  ?] honneur et un si immense bonheur, le paradis sur la terre avec l’auréole de la réhabilitation sur le front, il faut n’avoir ni cœur ni âme. Il est impossible que ce noble enfant ne comprenne pas cela et qu’il persiste à vouloir garder au prix de sa considération la possession d’un corps sans cœur. Après cela, peut-être l’amour est-il à l’état latent chez cette femme et n’attend-ilc que cette épreuve pour se développer entièrement. C’est ce dontd vous pourrez juger d’ici à peu de jours. Mais d’ici là, je reconnais qu’il est nécessaire que tu quittes le moins possible le pauvre doux affligé et pour cela je lui sacrifie le plus généreusement que je peux mon propre bonheur. Tâchez d’en profiter tous les deux pour que la conscience d’avoir contribué à votre tranquillité mutuelle me console un peu de la privation que je m’impose et puis, mon cher petit Toto premier de tous les premiers, aimez-moi un peu pendant que je vous adore.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16373, f. 19-20
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette et Gérard Pouchain

a) « renouveller ».
b) « complettement ».
c) « attend-t-il ».
d) « donc ».


Jersey, 5 janvier 1853, mercredi soir, 9 h.

Ma pensée tourne autour de toi, mon pauvre doux affligé, sans pouvoir s’en éloigner même d’un trait de plume. Je sens que tu es triste, que tu souffres et que tu es malheureux dans ce moment-ci. C’est trop [de  ?] fois plus qu’il n’en faut pour surexciter ma sollicitude, ma tendresse et mon amour, bien stérilement, hélas ! La conviction de mon impuissance et de mon inutilité à te servir, loin de ralentir mon zèle et mon dévouement, ne fait que les accroîtrea de toute l’étendue de mes regrets. J’en suis malheureuse mais non découragée et ce sera avec autant d’ardeur que de bonheur que je donnerai ma vie pour toi à la première occasion qui se présentera de mourir en te servant. Le plus difficile pour moi, le plus douloureux, le plus odieux, c’est d’assister les bras croisés à tes luttes et à tes combats contre les hommes et contre la destinée. J’ai beau entasser amour sur amour et mettre mon âme au bout de mon cœur dans l’espoir d’atteindre le droit de me dévouer pour toi, je n’y suis pas encore parvenue. Cependant, je ne désespère pas d’y arriver un jour. C’est la seule chose que je demande au bon Dieu avant de mourir, mais d’ici là, mon pauvre adoré, combien d’épreuves et quels chagrins te sont réservés à en juger par ceux d’aujourd’hui. La providence semble ne vouloir t’en épargner aucun, mais il est impossible qu’elle ne s’arrête pas devant la sublimité de ton amour paternel et qu’elle ne te rende pas ton pauvre enfant [5] tout entier, sain et sauf d’esprit et de cœur. Le désespoir d’un père qui veut sauver l’honneur de son enfant des griffes d’une tigresse [6] n’est ni moins terrible ni moins puissant que celui de la mère qui arrête court le lion qui emporte son nourrisson. Aussi, mon pauvre grand bien-aimé, j’espère que tu l’emporteras de toute l’autorité de ta divine tendresse sur la tyrannie de l’égoïsme le plus hideux et le plus éhonté qui se soit jamais vu. Il est impossible que le génie du bien ne l’emporte pas sur l’instinct du mal. J’y compte de toute ma confiance en Dieu et de tout mon amour pour toi. Je prie, je te vénère et je t’adore. J’envoie ma prière à Dieu et je te donne tout mon cœur.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16373, f. 21-22
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette et Gérard Pouchain

a) « accroîtres ».

Notes

[2Déformation volontaire de « frustrée ».

[3François-Victor Hugo (1828-1873)

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