13 mai 1870

Guernesey, 13 mai [18]70, vendredi matin, 5 h.

J’espère, cette fois, mon cher bien-aimé, que ma nuit blanche aura servi à t’en payer une noire… de sommeil ; autrement la justice, ce vieux cliché, ne sera pas de ce monde, ce dont je doute un peu, pour ma part, en voyant les plébiscites [1] qui se commettent. Comme tu le penses^a je n’ai pas encore réveillé personne dans ma maison. Afin de faire le moins de bruit possible, je n’ai ouvert qu’une seule fenêtre de ma chambre. Précaution à double intention car le ciel me paraît assez grimaud en ce moment et la mer crie comme si elle sentait sa sciatique. Je vais profiter de ma solitude matinale pour lire les journaux. Car, excepté Le Rappel, que je lis tous les jours exactement, je ne connais rien des autres journaux. Il est probable que je n’en connaîtrai pas davantage après les avoir lus mais ma conscience sera tranquille. A ce propos, je te demande pardon de l’opposition que je me suis permis de faire au sujet de la rentrée en grâce de ta Marie Torne [2] puisque toi seul peut savoir au juste le commodo et l’incommodo de cette créature. Mais je persiste à croire que tu en seras au regret avant quelques jours parce que cette fille est incorrigible et que tu ne recules^b ton renvoi aujourd’hui que pour mieux sauter demain devant la nécessité de la fichtre à la porte avec les honneurs du balai qui lui sont dus. Cela dit, je m’incline devant ton schéma insaisissable et je baise ta sacrée poussière.

BnF, Mss, NAF 16391, f. 132
Transcription de Jean-Christophe Héricher assisté de Florence Naugrette

a) « pense ».
b) « recule ».