Guernesey, 27 oct[obre] [18]72, dimanche matin, 7 h. ¾
Mes bonjours, mon cher bien-aimé, se suivent et ne se ressemblent pas. Hier il était rayonnant de bonheur, aujourd’hui il est tout penaud et tout triste. La faute en est à ma patraquerie et à une insomnie carabinée de douleurs sans nom dans toutes les articulations. Cela n’est pas nouveau mais cela empêche de se lever même quand on le désirerait le plus comme moi ce matin. Ce n’est pas une raison pour t’en embêter depuis un bout à l’autre de mon gribouillis. C’est bien assez que je le sois pour toute la journée. J’espère que ton exactitude matinale est le résultat de ta bonne nuit, ce qui me console un peu de ma déconvenue. À ce propos je n’aurais pas été fâchée d’assister à la cent-unième représentation de Ruy Blas à l’Odéon [1]. C’est dans ces occasions là, mais dans celles-là uniquement, que je regrette de n’être pas à Paris. Bien entendu je ne parle pas du désir de revoir tes chers petits-enfants dont l’absence prolongée, loin d’atténuer les regrets, les augmente minute à minute. Je devrais m’abstenir de t’en parler, mon cher adoré, pour ne pas raviver ton chagrin et malgré moi j’y reviens sans cesse. Il me semble, parfois, qu’à force de les regretter, de les désirer et de les aimer comme nous le faisons que cela les fera revenir avec nous. Puisse cette illusion devenir bien vite une réalité. En attendant je t’adore.
BnF, Mss, NAF 16393, f. 298
Transcription de Bulle Prévost assistée de Florence Naugrette