Bruxelles, 19 mai 1852, mercredi matin, 7 h. ½
Bonjour, mon bon petit homme, bonjour, je suis contente. Je te souris, je suis heureuse, je t’adore. La pensée que tu dîneras avec moi vendredi, que je passerai toute la soirée avec toi me met le cœur en fête. Il n’y a pas d’écharpe, il n’y a rien au monde qui vaille pour moi le bonheur de vivre à côté de toi une heure. Merci, mon cher adoré, de m’avoir accordé ce bonheur avec tant de bonne grâce et tant d’empressement. Tu ne peux pas savoir tout ce que cela ajoute de charme à cette douce faveur. Merci, tu es mon ineffable bien-aimé, que je baise de toute mon âme. Mais, comme l’appétit vient en mangeant, j’espère encore que tu me feras sortir tantôt et que tu viendras de bonne heure travailler auprès de moi. Hélas ! Je jouis de mon reste car une fois l’installation de Jersey faite il sera bien difficile à toi de me donner plus de quelques minutes par jour [1]. Quand je songe à cela mon cœur se serre et pourtant je sens qu’il est nécessaire, indispensable, qu’elle se fasse le plus tôt possible, car ta pauvre sainte femme et ta ravissante fille2 souffrent loin de toi et hâtent de tous leurs vœux le moment où vous serez tous réunis [2]. Mais l’amour a toujours une pointe d’égoïsme et quoi qu’il fasse je vois approcher notre départ pour Londres avec une certaine appréhension triste. C’est pour cela, mon Victor, que je te supplie de mettre tout le peu de temps qui nous reste bien à profit, sans prendre sur celui que tu dois à ton bon Charlot. Tâche de contenter tout le monde et toi-même et de me garder encore une petite part de joie, d’amour et de bonheur.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16371, f. 47-48
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette
Bruxelles, 19 mai 1852, mercredi après-midi, 4 h. ½
Je t’ai suivi des yeux et des jambes, mon trop bien-aimé, autant que je l’ai pu. Je t’ai vu entrer chez ta belle tabatière [3]. J’espérais que tu te serais retourné mais tu m’as économisé cette suprême petite joie et j’en ai été pour mes frais de pas et de cœur. Cela ne m’a pas empêchée d’aller à la recherche d’une clef. Impossible d’en trouver de cette façon dans tout Bruxelles. Un seul horloger avait une montre qui se montait avec une clef carrée, mais le carré était trop gros, puis il n’y avait pas de l’autre côté de quoi faire marcher les aiguilles. Il a donc fallu se résoudre à faire faire un carré puis à faire ressouder et taraudera l’autre bout de ta clef à la clef du marchand. Tout cela coûte la somme de 9 sous ainsi répartie : 7 sous 90 la clef et 1 sou 10 pour le taraudage et la soudure. Tu l’auras ce soir et on m’en garantit la solidité. Quant à l’or qui restait, on l’estimait à dix sous, ce qui m’a fait le mettre de côté pour te le rendre. Voilà, mon adoré, le résultat de mes démarches. Si je n’y ai pas mieux réussi ce n’est pas de ma faute car il n’est rien que je ne fasse pour te faire plaisir. Du reste, tout ce rabâchage d’explications ne méritait pas les honneurs des gribouillis et je te l’aurais mieux expliqué de vive voix ce soir. Il est vrai que si tu vas chez Deschanel [4] je te verrai trop peu de temps pour l’employerb à autre chose qu’à te baiser. Mon Victor adoré, je ne sais pas pourquoi je me figure que tu es contrarié ou triste. J’ai beau me dire que c’est de la préoccupation et de la fatigue, cette petite pointe d’inquiétude persiste et me fait une vague douleur à l’âme. Mon Victor bien-aimé, si de t’aimer pouvait te rendre invulnérable physiquementc, moralement, personne plus que toi ne serait à l’abri des vicissitudes humaines. Mais je sais trop par expérience que cela ne suffit pas. Voilà pourquoi je me tourmente dès que je te crois souffrant ou malheureux. Mon Victor je t’adore, mon Victor ne souffre pas, sois heureux. Je t’aime.
Juliette.
BnF, Mss, NAF 16371, f. 49-50
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette
a) « taroder ».
b) « emploier ».
c) « phisiquement ».