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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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29 février 1852

Bruxelles, 29 févriera 1852, dimanche matin, 8 h.

Bonjour, mon bien- aimé, bonjour, ma joie, bonjour ma vie, bonjour mon âme, je t’adore.
J’ai très peu dormi cette nuit, mon bien-aimé, aussi j’ai eu tout le temps de penser au projet dont tu m’as parlé hier au soir en t’en allant. Ce serait un de mes rêves bénis réalisé si cela pouvait se faire, mais plus je retourne le moyen employéa pour yb arriver et moins je le trouve praticable. D’abord n’y aurait-il pas inconvénient, le caractère des deux femmes de la maison étant donné, à les mettre en rapport avec ton fils [1] à cause de leur indiscrétion de mauvais goût plutôt que malveillante ? Ensuite, si ton fils trompé par la première composition du personnel de la maison et la bonté du dîner accueillait avec empressement la proposition de substituer cette nourriture hygiénique à la cuisine frelatée du restaurant et qu’ensuite, se trouvant avec moi, il ne voulait plus revenir du tout, est-ce que tu crois que outre le chagrin si profond que me ferait son éloignement pour moi, il n’y aurait pas quelque chose de bien amer dans cet affront immérité dont tout cet entourage serait témoin et qu’il ne manquerait pas d’envenimer en le propageant dans toute la ville ? Tu sais, mon Victor adoré, si ce serait mon orgueil et ma joie que de m’approcher des tiens pour lesquels j’ai toujours eu une tendresse et un dévouement si maternel mais tu dois savoir aussi que j’ai toujours reculé devant les occasions dans la crainte de n’être pas comprise par [eux  ?] et l’effroi de leur inspirer un sentiment de mépris et de haine bien pardonnable dans leur position vis-à-vis de moi mais bien cruel et bien injuste par rapport à l’amour si pur dont je t’aime et le respect et la vénération que j’aurai toujours pour l’heureuse sainte femme leur mère. Plutôt que de risquer de déplaire à ton cher fils et de me blesser si profondément dans ma dignité et mes sentiments en le faisant se trouver fortuitement avec moi, ne vaudrait-il pas mieux le pressentir d’avance là- dessus et savoir s’il n’y voit aucun embarras pour lui et s’il ne sent aucune répugnance à ce rapprochement. Mon Victor adoré, j’ai pensé à cela toute la nuit [illis.] mon cœur a la joie d’approcher ce noble et généreux jeune homme sans lui inspirer d’antipathie, mais en même temps, je priais Dieu de nous inspirer ce qu’il fallait faire [dans  ?] cette situation si délicate. Je t’aime mon Victor.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16370, f. 155-156
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « 1er mars » : Il s’agit en réalité du 29 février, l’année 1852 étant bissextile (Juliette se rend compte de son erreur dans sa lettre du 1er mars).
b) « employer ».
c) « en ».


Bruxelles, 29 févriera 1852, dimanche après-midi

Je suis toujours préoccupée de la difficulté d’introduire ton fils Charles ici tant j’y vois d’inconvénients dans la suite. Cependant, mon adoré bien-aimé, s’il fallait que ta santé et celle de ton fils souffrissent du mauvais régime du traiteur et si tu trouvais bon de donner la préférence aux dîners de la maison, je suis prête à me résigner à dîner chez moi seule tous les jours. Mais dans aucun cas je ne me risquerai à me trouver avec ton fils sans être sûre qu’il y consent. Je ne serais pas si formaliste s’il me fallait le servir et me dévouer pour lui jusqu’à la mort, mais quand il s’agit de mon bonheur personnel j’ai le droit d’y regarder à deux fois et de prendre conseil de ma dignité et de ma susceptibilité avant de rien tenter d’aussi délicat.
Je te remercie d’y avoir songé, mon adoré bien-aimé, c’est déjà une grande consolation pour moi de penser que tu t’occupes de te rapprocher de moi pour me faire entrer le plus possible dans ta vie intime. On dit que tout vient à point à qui sait attendre [2]. Il y a dix-neuf ans que j’attends la réhabilitation qu’ont dû me mériter l’amour et le dévouement sans borne que j’ai pour toi et pour tous les tiens. Elle n’est pas encore venue. Viendra-t-elle jamais ? J’en doute. Mais dans tous les cas ce n’est pas en la personne de ton cher fils que je lui ferai violence pour la faire arriver plus vite. Je mets ma fierté et ma gloire à supporter courageusement et patiemment les préjugés qui me frappent injustement depuis le jour où je t’ai aimé. Oui depuis le jour où je t’ai aimé, mon Victor adoré, aucune femme n’a eu le droit de porter le front plus haut que moi car de ce jour-là j’avais en moi toute la pudeur, toute l’honnêteté, toute la pureté du corps, tous les nobles et généreux sentiments de l’âme et du cœur. Mon amour s’étaita fait plus que devoir, il s’était fait le culte de ma vie. Je t’aimais tout à la fois comme un homme et comme un dieu. Mes lèvres touchaient tes lèvres dans une ineffable volupté et j’adorais la majesté de ton génie éblouie et en extase.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16370, f. 157-158
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette
[Souchon, Blewer]

a) « 1er mars » : Il s’agit en réalité du 29 février, l’année 1852 étant bissextile (Juliette se rend compte de son erreur dans sa lettre du 1er mars).
b) « c’était fait ».

Notes

[1Libéré de prison le 28 janvier, Charles a rejoint son père à Bruxelles le 3 février. Juliette ne fera connaissance de Charles qu’en mai 1859 lors d’une excursion sur l’île de Sercq.

[2Le proverbe est « tout vient à point qui sait attendre », où « qui », venant du « quis » latin, signifie « si on ».

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