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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Bruxelles, 15 février 1852, dimanche matin, 8 h. ½

Bonjour, cher adoré, bonjour ma joie, bonjour, mon soleil, bonjour, mon bonheur, bonjour, mon âme. Je te souris avec toutes les douces promesses du printemps qui chantent à ma fenêtre dans ce moment-ci sous la forme de fleurs, d’oiseaux, de rayons et de ciel bleu. Bonjour pauvre petit homme, as-tu bien dormi cette nuit ? Tu n’as pas pu te coucher aussi tôt que tu le désirais. Je ne m’en plaindrais pas si je ne savais que c’est aux dépensa de ton repos. Il est bien fâcheux qu’on n’ait pas songé à tous ces inconvénients avant de louer dans cette boutique, car il est probable qu’on aurait trouvé à louer ailleurs sur cette même place [1]. Mais enfin puisque tu y es il faut tâcher en effet de réparer par le sommeil du soir celui qui te manque le matin. C’est mon bonheur qui en fera les frais mais je ne le regrette pas si c’est pour ton repos et pour ta santé. Dites donc cher petit filou vous vous êtes laissé dépasser hier au second tour de filoutage. Votre élève menace de devenir votre maître en l’art de filer la carte au brelan carré. Quant à moi je ris de vous voir battre avec vos propres verges ne pouvant pas vous fesser moi-même. Je crois au reste qu’il est bon que vous ayez l’air de céder la place quelquefois car je m’aperçois que c’est sérieusement que tout ce monde bisque et rage de votre BONHEUR. Quant à moi, mon bien-aimé, pourvu que tu ne me trichesb pas au jeu d’amour, qui n’est pas celui de vive l’amour, tu peux me dépouiller sans scrupule. Je serai toujours trop heureuse de changer mes cents contre vos sens. Fichtre ce jeu … de mots me semble bien gaillard dès le matin à jeun. Je vous en demande mille pardons avec toutes sortes de tendres baisers.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16370, f. 99-100
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « au dépend ».
b) « triche ».


Bruxelles, 15 février 1852, dimanche après-midi, 1 h.

J’avais oublié complètementa, mon cher adoré, que tu devais dîner ce soir chez EUDORA [2], aussi cela a été une surprise assez désagréable pour moi quand tu m’as rappelé la chose. Je sais bien que tu ne peux pas faire autrement, mon doux adoré, et dans ma conscience j’avoue que tu le fais avec tant de ménagement et de discrétion que je t’en suis bien tendrement reconnaissante. Mais que veux-tu mon pauvre généreux homme, je t’aime tant qu’il m’est impossible de ne pas regarder comme une injustice de la providence tout ce qui t’éloigne de moi. Encore si j’avais pu pressentir que tu viendrais tout à l’heure je me serais arrangée pour être prête et je t’aurais accompagnéb tant que je l’aurais pu. Mais le hasard qui me fait toujours de mauvais tours est cause que le coiffeur n’est pas venu ce matin comme d’habitude. Il n’est même pas encore venu ce qui sera cause que je ne pourrai même pas essayer de me trouver sur ton passage tantôt. Tout cela est insupportable et me fait regretter le temps où je pouvais te suivre comme un bon chien.
Cher petit homme, te souviens-tu comme je réglais mon pas sur le tien, comme j’étais heureuse de mon état de caniche et comme j’étais désappointée quand il me fallait rester sur le paillasson de la porte de l’assemblée [3]. Ça n’était pas toujours très gai non plus mais enfin j’avais le droit de t’aimer au grand air, en plein soleil, à la face de Dieu et du [GAZ ?]. Ici je ne peux t’aimer qu’entre deux mistigris plus ou moins carrés, ce qui n’est pas sans charme mais……….. cela tient de la place dans notre vie que nous pourrions peut-être mieux employer. Oh ! Mais c’est égal je ne suis pas ingrate pour ce que Dieu me donne dans ce moment-ci. Je suis heureuse, tu m’aimes, je t’adore, tu m’es bien fidèle, tout le bonheur est pour moi. Va, mon adoré, dîne bien, soit bien admiré, fêté et choyé ; tu ne le seras jamais autant que tu l’es dans mon cœur.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16370, f. 101-102
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « complettement ».
b) « accompagnée ».

Notes

[1À son arrivée à Bruxelles Victor Hugo loge à l’Hôtel de la Porte-Verte situé rue de la Violette au no 31. Le 5 janvier 1852 il emménage Grand’Place au no 16. Le 1er février il déménage une nouvelle fois « dans la modeste maison du Pigeon qui avait autrefois abrité la corporation des peintres. Ce nouveau nid de trois pièces […] loué deux francs par jour aux trois propriétaires du débit de tabac était à peine plus douillet que le précédent. Deux petites chambres « d’une nudité héroïque » superposées et non directement chauffées donnaient sur l’arrière ; la pièce principale où dormait Victor Hugo, au premier étage, très haute de plafond, était éclairée par deux larges fenêtres sans rideaux ouvrant directement sur l’Hôtel de ville […] », Jean-Marc Hovasse, Victor Hugo, Tome II. Pendant l’exil I. 1851-1864, Fayard, 2008, p. 27.

[2Eudora : à élucider.

[3Hugo est élu à l’Assemblée législative le 13 mai 1849.

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