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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Jersey, 20 septembre 1852, lundi après-midi, 2 h.

J’espère mon doux adoré que tu n’aurais pas eu le cœur de t’en aller à Guernesey [1] sans m’en prévenir et sans m’embrasser ? Aussi je t’attends avec toute confiance et avec toute la joie que me donne l’heure avancée qui doit bientôt te ramener vers moi. Cela ne m’empêchera pas de vous demander pourquoi vous n’êtes pas venu ce matin puisqu’il faisait suffisamment beau ?
Vous avez peut-être craint que je ne vous prenne de force, et que je vous hisse ou que je vous huche malgré vous sur la banquette de l’omnibus qui vient de Gorey [2], mais vous avez eu tort. Ce n’est pas le scrupule qui m’aurait arrêtée mais le défaut de muscles. Si jamais je peux vous prendre de force, vous verrez que je n’y manquerai pas. En attendant j’attends votre bon plaisir très peu pressé d’arriver comme le constatenta mes nombreux gribouillis qui ne sont pas autre chose qu’une espèce de bulletin de votre inexactitude, une sorte de procès-verbal écrit de l’heure de vos entrées et de vos sorties de chez moi. Aujourd’hui vous m’aurez frustrée, pour bien dire, de mon pauvre petit bonheur du matin. C’est lâche pour un homme politique fort. Mais je vous pardonne à la condition que vous viendrez bien vite et que vous resterez auprès de moi jusqu’à ce soir. Sinon je m’insurge et je lève les griffes de l’insurrection sur votre cher petit museau et je vous fiche des bons coups.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16371, f. 345-346
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « constate ».


Jersey, 20 septembre 1852, lundi après-midi, 2 h. ½

Ma pensée fait un peu l’office de Ponto. Elle va elle vient au-devant de vous depuis ce matin avec une persistance digne d’un meilleur sort car vous n’avez pas encore paru sur le chemin où elle vous cherche. Cependant, l’heure passe, mon petit homme, et pour peu que vous tardiez de quelques minutes, ce ne sera plus de l’impatience, ce sera de la tristesse et presque du chagrin que j’éprouverai en vous attendant. Cependant Dieu sait que je ne veux pas te tourmenter. Mon cœur va au-devant de tous les motifs qui peuvent retarder ton arrivée : les affaires, les visites, le travail ; tout ce qui se dispute ton temps gêne ta liberté et remplit tes heures. Aussi si je ne te vois pas aussitôt que je le désire je ne t’en voudrai pas et je ne me plaindrai pas. Je tâcherai de profiter du temps que tu pourras me donner à rattrapera le bonheur perdu en me dépêchant d’être aussi heureuse dans une minute que je l’aurais été pendant des heures et je te serai aussi reconnaissante de cette courte apparition que d’une journée tout entière passée avec toi. Voilà, mon cher petit bien-aimé, dans quelle disposition de cœur et d’esprit je suis dans ce moment-ci en pensant à toi et en t’attendant. Plus je vais et plus mon amour grandit et s’épure. Il n’est rien de bon et de dévoué dont je ne sois capable pour te le prouver. C’est une justice que je me rends sans fausse modestie, car rien n’est plus vrai, plus honnête, plus vénérable et plus saint que mon amour pour toi. Tu le sauras peut-être un jour d’une manière irrécusable.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16371, f. 347-348
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « rattrapper ».

Notes

[1Guernesey : la plus occidentale des îles anglo-normandes. Victor Hugo et ses proches y trouvent refuge à partir de 1855, après leur expulsion de Jersey. Victor Hugo y devient pour la première fois propriétaire. Grâce aux revenus tirés de la vente des Contemplations il achète Hauteville House qu’il décore avec imagination et créativité. Le chapitre II de L’Archipel de la Manche permet de découvrir Guernesey telle qu’elle est apparue à Victor Hugo.

[2Gorey : charmant petit port situé sur la côte Est de l’île de Jersey. Adèle (fille) note dans son journal : « Gorey est penché au flanc d’une colline. S’il est égayé par un joyeux petit port rempli par le va-et-vient des navires qui entrent et qui sortent, il est sévèrement dominé par un vieux château couvert d’arbres-lierres, grimpé sur un mont et battu par la haute mer. Ce vieux château, chef d’œuvre d’architecture gothique, est fièrement et justement appelé Château de Mont-Orgueil (Mount Orgueil Castle). Après Le Tréport, Le Passage et Étretat, dit le poète du Rhin c’est le plus bel endroit que j’aie jamais vu. » Cité par Gérard Pouchain, Dans les pas de Victor Hugo en Normandie et dans les îles anglo-normandes, Éditions Orep, 2010, p. 60. Avant de louer Marine Terrace Victor Hugo a un temps envisagé de s’établir à Gorey du fait de la beauté du site.

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