Jersey, 2 décembre 1852, jeudi matin, 9 h.
Bonjour, mon bien-aimé, bonjour, mon divin adoré, bonjour. En voyant ce que t’inspire l’infâme guet-apensa du 2 décembre, on est tenté de remercier la Providence de s’être servi de cet immonde outil pour extraire de ton âme cette sublime poésie d’indignation [1] qui y serait restée toujours peut-être sans cette sanglante turpitude. On dirait que cet immense crime a été commis pour ta plus grande gloire et pour le plus grand enseignement des peuples. Je ne crois pas qu’après avoir lu tes foudroyantes poésies il se retrouve jamais un scélérat assez courageux pour recommencer le même crime. Il y a un an à pareille date, à pareille heure, j’apprenais par la pauvre Dillon la nouvelle du coup d’État. La pauvre fille, sachant de quel intérêt c’était pour moi, était accourue du faubourg Saint-Germain chez moi pour m’en prévenir et se mettre à ma disposition, c’est-à-dire à la tienne, car c’est une noble et courageuse femme. À partir de ce moment-là jusqu’au jour où j’ai reçu ta chère petite lettre de Bruxelles [2] m’annonçant que tu étais sauvé, enfin, j’ai vécu comme dans un horrible rêve. Je ne m’étais réveillée heureusement que dans tes bras le 14 décembre au matin sous le hangarb de la douane de Bruxelles [3]. Depuis, mon Victor béni, mon Victor sublime, je n’ai pas passé un jour sans remercier Dieu de t’avoir sauvé si miraculeusement et je n’ai pas été une minute sans t’admirer et sans t’adorer.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16372, f. 223-224
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette
[Massin, Guimbaud]
a) « guet-à-pens ».
b) « hangard ».