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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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14 octobre [1841], jeudi après-midi, 3 h. ¼

Vous vous moquez toujours de moi, vous me tracassez sans cesse et me tyrannisez toujours, mais prenez garde que je ne dépouille une bonne fois ma peau d’agneau pour revêtir celle du Tigre. Je me lasse à la fin de mon rôle de mouton [1] et je vous prépare quelque bonne représaille dont vous me direza des bonnes nouvelles une fois que vous en aurez tâté.
La Penaillon vient de venir avec ses 22 mètres de flanelle que j’ai payésb bien entendu, compris le précédent petit coupon de 7 F. 5, ce qui a fait un total rond de 73 F. 5 sous. J’ai pris cet argent en partie sur celui destiné à payer la pension de Claire [2], il ne reste plus en tout que 110 F. chez moi. Cette dépense était nécessaire et l’occasion était vraiment bonne, malheureusement les noyaux ne poussent pas aussi vite que les nécessités de la vie et les bonnes occasions de la Penaillon. Je sais tout cela, mon pauvre adoré, trop bien quand je te vois piocher jour et nuit comme un pauvre chien dans un tournebroche. Je suis prête à te venir en aide, mais comment ? Voilà la question. Il y a bien un moyen mais tu ne veux pas t’en servir, à mon grand déplaisir et désappointement car rien ne serait plus facile et plus juste. Enfin, ça n’est pas votre idée, vous aimez mieux vous crever à travailler jour et nuit, ça n’est pas drôle. Baisez-moi et taisez-vous.
J’ai fini de copier ma tâche [3]… J’attends après vous maintenant, en attendant je travaillerai à mes chemises. J’ai encore à coller vos affreux petits morceaux de papier et à me débarbouiller mais ce sera bientôt fait. Jour, vilain monstre, jour scélérat, bonjour démoniaque. Mon dessin [dessinc] est un peu confus mais dès que j’aurai ma boîte à volets [4] je ferai mieux, car en fait d’art PLASTIQUE personne ne peut me dégoter. Ia ia monsire matame, il est son sarme
N’allez pas à Saint-Prix [5], monstre, si vous ne voulez pas je renouvelle au naturel la scène des pendus de la Siera Morena [6]. C’est bien assez de vous laisser recevoir des FAUMES chez vous et de vous permettre d’aller faire le Chinois [7] avec tous ces vieux magots [8] d’académiciens sans encore me laisser toute seule pour RAVERDIR toute la soirée et toute la nuit. Entendez-vous, scélérat, IL EST ORDONNÉ PAR MOI que tu reviennes tout de suite ici.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16347, f. 31-32
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « dont vous m’en direz ».
b) « payé ».
c) Dessin d’un personnage humanoïde à bec et crête :

© Bibliothèque Nationale de France

Notes

[1Métaphore déjà employée la veille.

[2Claire est pensionnaire d’un établissement de Saint-Mandé depuis 1836 et c’est Hugo qui en assume principalement les frais.

[3Il s’agit peut-être du poème « À quoi songeaient les deux cavaliers dans la forêt » (Les Contemplations, 4, 12), composé le 11 octobre.

[4Juliette réclame cet objet depuis le début de l’année et le recevra finalement le 19 novembre. 

[5Pendant l’été 1841, les Hugo ont loué à Saint-Prix, dans le Val-d’Oise, un appartement meublé de la mi-juin à la mi-octobre, et le poète y passe du temps de juillet à octobre pour terminer la rédaction du Rhin. Les fils de Hugo sont revenus à Paris le 7 octobre et Adèle et ses filles y reviendront le jour même.

[6Dans Le Manuscrit trouvé à Saragosse de Potocki, écrit dans sa première version en 1794, puis en 1804, puis en 1810, et paru dans une version édulcorée en 1814 à Paris, le jeune Alphonse Van Worden, capitaine aux gardes Wallonnes, va rejoindre son poste en Espagne au temps du roi Philippe V et se réveille après des nuits d’ivresse dans une auberge de la Sierra Morena entre deux pendus en putréfaction. C’est aussi le cas de plusieurs autres personnages de ce roman fantastique.

[7Juliette appelle fréquemment Hugo ainsi parce qu’il éprouve un intérêt tout particulier pour la Chine. Il en fait mention dans ses œuvres et collectionne aussi chez lui de nombreux objets.

[8Figurine représentant un personnage obèse et pittoresque nonchalamment assis. Réalisées en Europe, ces effigies étaient inspirées par celles du dieu chinois du Contentement (Larousse) ), et elles étaient très populaires depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle. Diderot leur consacre d’ailleurs une définition satirique dans l’Encyclopédie.

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