8 janvier [1841], vendredi, midi ½
Bonjour mon Toto, bonjour mon académicien [1], bonjour. Je vous aime encore quoique en vérité j’aurais bien le droit de ne plus vous aimer après toutes les métamorphoses que vous subissez depuis que je vous connais : depuis celle de COMMANDEUR DE L’ORDRE DU SOLEIL [2] jusqu’à celle d’ACADÉMICIEN j’en ai assez vu, Dieu merci. Assez pour m’autoriser à croire que vous n’êtes plus le même cher grand poète amoureux d’une pauvre Juju comme il y a huit ans. [3] Ce ne sera du moins pas par l’amour que vous vous ferez reconnaître car il est impossible d’en montrer moins que vous ne le faites. Quoi que vous disiez pour justifier votre indifférence, il n’en est pas moins vrai que vous ne faites pas de visites [4] le matin et que vous n’en recevez pas et que par conséquent vous auriez pu venir déjeuner avec moi si le cœur vous en avait dit. Ainsi, votre absence est bien significative.
J’aurais voulu que tu vinssesa hier me prendre pour faire tes visites. J’espérais que tu viendrais ce matin te reposer auprès de moi et que nous irions ensuite ensemble voir ceux de tes amis à qui tu n’as pas fait tes visites. Mais tout cela, comme tout ce que je désire, ne m’arrive. RIEN pour moi, c’est bien assez, n’est-ce pas mon Toto ?
Juliette
BnF, Mss, NAF 16344, f. 19-20
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette
a) « vinsse ».
8 janvier [1841], vendredi soir, 6 h. ¼
Je venais de t’écrire, mon bien-aimé, lorsqu’en faisant sécher mon papier le feu a pris après. Il n’y a pas grand malheur comme tu vois car je recommence avec une constance digne d’un meilleur style. Enfin, la plus belle fille ne peut donner que ce qu’elle a et moi je ne peux donner que mes pattes de mouche et mes cuirs dans lesquels il y entre encore plus d’amour que de stupidité, quoique cela paraisse impossible au premier abord.
Je suis donc bien injuste envers toi, mon adoré, quand je me plains de ton indifférence ? Eh ! bien tant mieux car vraiment je mérite plus que jamais que tu m’aimes. Mais, mon pauvre amour, rends-moi cette justice que ma vie est bien grise et bien triste et qu’excepté le temps de notre voyage [5] les jours s’entassent bien lourds et bien ennuyeuxa pour moi. Je sais bien que j’ai quelquefoisb deux mois rayonnant comme les Sibériens pendant lesquels je me dépêche de faire ma récolte de bonheur mais en somme cela ne constitue pas une vie bien heureuse ni un climat bien charmant. Cependant, si tu m’aimes autant qu’autrefois je ne me plains pas et je suis une vieille folle de te tourmenter. Je te demande pardon à deux genoux.
Tu auras ton souper ce soir, moitié chair et moitié poisson, et de l’amour plus que tu n’en mangeras. Je te préviens encore que c’est après-demain dimanche le 10, jour des créanciers [6], lesquels ne chôment ni fête ni dimanche lorsqu’il s’agit de toucher de l’argent. Et puis baise-moi, je t’aime plus que jamais.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16344, f. 21-22
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette
a) « ennuieux ».
b) « quelques fois ».