Guernesey, 14 novembre 1855, mercredi matin, 7 h. ½
Bonjour, mon cher bien-aimé, bonjour, du fond de ma petite chambrette, bonjour du fond de mon cœur et de mon âme. Je t’aime, et vous ? Je vous écris sur le coin de ma toilette, ayant à peine l’espace nécessaire pour promener mes pattes de mouche sur mon papier. Je vous écris avec le bredouillement de la mer sous ma fenêtre et le roucoulement des petits Préveraud à travers ma cloison ; et pourtant tous ces bruits ne m’empêchent pas d’entendre distinctement le doux monologue de mon amour, lequel se plaint de n’avoir plus son interlocuteur adoré, son ravissant petit Toto d’autrefois. Allons, je m’étais promisa de ne plus revenir sur ce sujet et voilà que j’y reviens encore ! Quelle bête de Juju je fais ! Parlons donc d’autres choses puisqu’il paraît qu’il y a autres choses dont on peut parler. Vous seriez bien gentil de me souffler ce quelque chose que je ne trouve pas dans mon esprit ni dans mon cœur qui sont tout pleins de vous. Mon Dieu que c’est donc bête d’aimer comme ça ! Il me tarde d’être dans une espèce de chez moi pour y installer mon cher petit musée d’amour et surtout pour vous y recevoir seule et sans partage comme un vrai chef d’emploi [1]..... que je [ne] suis plus, hélas ! Malheureusement, il n’est guère probable que je puisse y être avant deux mois d’après ce que tu m’as dit [2] ? C’est mortellement long. Si j’avais su cela plus tôt et si je m’en étais rendu compte, je ne serais pas restée à l’auberge même en compagnie du petit ménage Préveraud et je me serais fourrée chez la vieille femme au risque de me faire tapnériser [3] par le premier anglais venu. De tout quoi il doit résulter pour toi que je suis difficile à contenter et que je suis une Juju plus embarrassante que drôle. C’est aussi mon avis, mon cher petit bien-aimé, et je n’en suis pas plus fière pour cela. Pardonne-moi et tâche de ne pas me prendre en grippe et puis laisse-moi t’aimer sans rime ni raison puisque je ne sais t’aimer que comme cela. Pense à moi pour que je sois moins malheureuse et moins triste loin de toi. Je t’adore mon Victor.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16376, f. 348-349
Transcription de Magali Vaugier assistée de Guy Rosa
[Blewer]
a) « promise ».