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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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6 mars 1845

6 mars 1845, midi, jeudia

Je ne suis pas contente, mon Toto, tu n’es pas allé chez ton beau-père et tu n’es pas venu me voir un pauvre petit moment. Ça n’est pas bien. Tu essayes de me fermer la bouche avec l’affreuse nécessité du travail pour nous, mais cela ne m’empêche pas de crier plus fort que Mélusine [1] que tu pouvais bien venir m’embrasser, n’importe à quel moment de la soirée ou de la nuit. Vous êtes féroce, mon Toto, car vous ne tenez aucun compte des besoins de cœur de votre pauvre Juju. Vous ne songez qu’à ceux du corps. Ceux-là ne sont pas les plus impérieux ni les plus véritables. Taisez-vous, mon petit Toto, vous savez bien que vous avez tort. À moins que vous ne songiez à acquitter tout votre passé, je ne vois pas moyen pour vous de vous réhabiliter aux yeux de votre pauvre vieille Juju. Vos promesses sont comme mon gazon, je ne les voisb pas encore germer à l’horizon. Votre amour est en retard comme le printemps. La maison, jusqu’à présent, n’est pas plus propice à la végétation qu’au bonheur. Nous verrons si pour s’être faitesc si longtemps attendre, les deux choses donneront leurs fleurs et leurs fruits. En attendant, je souffle dans mes doigts pour les réchauffer et sur mon cœur pour le refroidir. L’un ne me réussit pas mieux que l’autre, car je tremble et je brûle.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16358, f. 155-156
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette

a) « jeudi » a été rajouté sur le manuscrit par une autre main que celle de Juliette.
b) « je ne les voit ».
c) « s’être fait ».


6 mars 1845, après-midi, 4 h. ½

C’est aujourd’hui jour d’Académie [2], mon Toto, et je suis bien sûre que vous serez plus exact à ce rendez-vous de vieilles perruques qu’au mien. Vous êtes devenu d’un empressement rare pour ces hideux vieillardsa, empressement que je voudrais bien partager avec eux, dussé-jeb surcharger mon acte de naissance de quelque demi-sièclec. Mais j’aurais beau faire, je crois que je ne parviendrais pas à vous faire reprendre le chemin de chez moi comme autrefois. Je commence à croire qu’il est temps que je m’embarque pour l’île Bourbon. Je ne suis plus bonne qu’à cela, n’est-ce pas ? Je suis sûre que dans votre for intérieurd, vous seriez très content de me savoir dans L’AUTRE MONDE. Taisez-vous et ne mentez pas, ça vaudra bien mieux. D’ailleurs je vous donnerai des coups. Une bonne volée sur vos épaules d’académicien, cela fera peut-être très bien : les poètes sont de la nature des femmes, ainsi soit-il, je ne demande pas mieux que de vous soumettre à leur régime et à celui des côtelettese. Est-ce que vous croyez que j’ai envie de rire par hasard ? Si vous pouviez me voir dans ce moment-ci, vous verriez que c’est tout le contraire. Je voudrais même avoir quelqu’un sous la main à battre et à griffer. Il me semble que cela me soulagerait. Venez-y donc un peu pour voir comment je m’y prendrais. Voime, voime, vous n’êtes pas si bête. Tant s’en faut, au contraire.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16358, f. 157-158
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette

a) « vieillard ».
b) « dussai-je ».
c) « demie-siècle ».
d) « fort intérieur ».
e) « côtellettes ».

Notes

[1La légende de la fée Mélusine, fée-serpente médiévale, repose sur un secret qu’elle cache à son mari, Raymondin. Selon Jean d’Arras, Raymondin ne doit jamais la voir le samedi, car c’est là où ses jambes se transforment en queue de serpent. Mais un jour, Raymondin ne peut s’empêcher d’espionner sa femme. Elle doit alors quitter le château de Lusignan. C’est là, en s’élançant par la fenêtre, s’envolant sous la forme d’une serpente, qu’elle pousse un cri plein de douleurs.

[2Les séances de l’Académie française ont lieu tous les mardis et jeudis.

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