Guernesey, 11 sept[embre 18] 78, mercredi matin, 9 h. ¼
Cher bien-aimé, je t’envoie mon bonjour tout chargé des tendresses de la nuit et des douces promesses de cette belle matinée pour le bonheur de toute la journée. Fais-lui bon accueil sans lui demander : « pourquoi que tu me regardes comme ça ? » car il n’est pas donné à tout le monde de regarder le passé sans tristesse, le présent sans trouble et l’avenir sans effroi. Je fais ce que je peux pour tenir mon cœur en équilibre avec ma raison sans pouvoir y parvenir tant mon âme est découragée et pleine d’une défiance incurable [1].
Voilà pourquoi, hélas ! il m’arrive souvent, malgré moi « de te regarder comme ça ». Ce n’est pas de ma faute si les douloureuses déceptions de ma vie m’ont fait ce regard là ; mais, puisqu’il te déplait, je prie Dieu de me rendre aveugle afin de te l’épargner, ce sera toujours ça de gagné. Je le prie aussi, encore et toujours, de te donner le bonheur égal à ton génie et à ta gloire.
Monsieur
Victor Hugo
Hauteville House
MV-MVH, Villequier, Inv. 1973.5.1 (15)
Transcription de Marie-Jean Mazurier