Guernesey, 18 juin 1856, mercredi après-midi, 2 h. ½
Toujours la même rengaine, mon cher petit homme, tu ne viens pas, je m’ennuie et je souffre. Tout cela n’est pas beaucoup plus intéressant sur le papier que dans ma personne, aussi je me trouve bien absurde de le dire. Ton absence est aussi chronique que mon mal de tête : deux maux incurables et que rien ne saurait guérir maintenant. C’est déjà beaucoup que d’avoir quelques heures de calme tous les huit jours. Ce soir ce sera un petit temps d’arrêt dans ma tristesse et dans ma migraine. Jusque là je n’ai que patience et résignation à avoir. En attendant il faut que je remplisse cette restitus d’autres choses que de mes jérémiades, dussé-jea emprunterb de la gaietéc, des sourires et des baisers aux oiseaux qui chantent, aux fleurs qui s’ouvrent et à toutes les haleines parfumées qui s’exhalentd du printemps. Je t’aime mon Victor, je devrais m’arrêter sur ce mot-là et ne pas chercher midi à quatorze heures que je ne trouverai d’ailleurs ni dans mon esprit ni même dans ta pendule à carillon. Je regarde la petite maison avec regret [1]. Rien ne me réussit pas plus de ce côté que de l’autre, ce n’est pas cela que je veux te dire, mon trop bon petit homme, je t’aime et il n’est au pouvoir de personne de m’empêcher de t’aimer, donc je n’ai pas le droit de me plaindre. À ce soir, mon petit Toto, jusque là permis à moi de tuer le temps comme je pourrai. Je t’aime voilà mon joyeux refrain et ma philosophie. À ce soir mon petit homme.
Juliette
BnF, Mss, NAF, 16377, f. 176
Transcription de Chantal Brière
a) « dussai-je ».
b) « emprunté ».
c) « gaité ».