Guernesey, 31 octobre [18]64, lundi matin, 7 h. ¼
Bonjour, mon cher petit homme, bonjour de tout mon cœur. Ton signal est à son poste et probablement tu es déjà installé dans ta grande galerie pour laisser le champ libre à tes ouvriers. J’espère que cette préoccupation d’être levé à l’heure ne t’aura pas empêché de dormir et que tu n’en aurasa pas moins fait ta bonne nuit entière. Je me complais dans cette pensée que tu as bien dormi, que tu te portes bien et que tu m’aimes. Nous verrons tantôt si j’ai eu raison. En attendant je t’adore et je me porte comme tous les ponts-neufsb… vieux. Cela étant, je demande que tu m’emploies d’une façon ou de l’autre pour que ma vie ait sa raison d’être. Plus tu me rapprocheras de toi et plus je serai heureuse. Penses-y, mon doux adoré, et tâche d’utiliser ce regain de force et de santé que je te dois et que je ne veux dépenser que pour toi. Pense aussi à m’apporter ta chère petite toison à laquelle j’ai droit. Enfin pense à tout excepté à m’être infidèle. Le temps me paraît toujours très bon et si ton petit Toto [1] en voulait profiter je crois que ce serait prudent à lui car il est impossible que les bourrasques ne se déclarentc pas un jour ou l’autre. Sans compter le plaisir que son retour ferait à tout le monde. Mais voilà que je me souviens que tu ne désiresd pas son retour avant la fin de tes travaux [2] pour lui en épargner l’ennui. Cela étant, je rengainee mon souhait et je le modifie pour la satisfaction de tout le monde en général et de toi en particulier. Qu’il vienne donc à son aise, ce cher enfant, et que les vents lui soient propices. Qu’il y a loin d’ici à Wardour Street [3] ! mais qu’il y a encore bien plus loin de ce lundi-ci au précédent. Il me semble qu’il y a déjà un an que nous avons quitté Londres. Ma mémoire n’a plus la mesure des distances. Les choses les plus rapprochées de nous me semblent très loin et les plus éloignées me semblent très près. Ainsi il me semble que c’est hier que je t’ai donné le premier baiser, tant mon amour a conservé sa vivacité, son ardeur et son enthousiasme. Je t’aime comme le premier jour et tous les hiers passés sont toujours aujourd’hui.
J.
BnF, Mss, NAF 16385, f. 222
Transcription d’Anne Kieffer assistée de Florence Naugrette
a) « que tu n’en n’auras ».
b) « les pont-neufs ».
c) « les bourrasques ne se déclarent ».
d) « tu ne désire ».
e) « je rengaîne ».