Guernesey, 1er mars [18]73, samedi matin, 8 h. ¼
Cher bien-aimé, je ne t’ai vu qu’au moment où tu t’enfuyais sous la pluie battante, juste le temps d’accrocher mon âme au pan de ta robe de chambre. Mon cœur est tout troublé de penser que pour me donner cette fugitive joie tu risques ta chère et précieuse santé tous les jours : « pour cela, pour si peu, s’aventurer ainsi ! [1] ». Je ne devrais pas me prêter à ces imprudences sublimes d’amour et de bonté que tu risques pour moi mais je n’en ai pas le courage et je reviens toujours au cher rendez-vous dès que j’ai les yeux ouverts. C’est lâchement tendre et coupablement égoïste, je me le reproche tous les jours et je recommence tous les jours. Nous devrions nous entendre une bonne fois pour toutes, toi et moi, pour résister à la douce attraction qui nous fait commettre de complicité mutuelle cet attentat sur ta santé et peut-être sur ta vie. Nous devrions convenir que, par les temps comme celui d’aujourd’hui, tu ne paraîtrais pas sur ton toit. Cela me privera d’un grand bonheur mais cela me tranquillisera beaucoup. Je rabâche, mon pauvre sublime adoré, parce que je sens que je ne me pardonnerais pas mon égoïsme s’il arrivait que tu sois malade par suite de ta trop grande bonté pour moi. Aie pitié de moi comme j’ai pitié de toi et soyons raisonnables, je t’en prie, je t’en supplie !
Il n’est pas probable que le packet [2] vienne de bonne heure aujourd’hui, s’il vient, ce qui me paraît douteux car la tempête a été terrible cette nuit et dure encore ; la mer embarque sur le quai si furieusement qu’elle en éclabousse mes vitres. Ce qui me console de la maussaderie prolongée de ce temps diluvien c’est de penser que ce qui nous embête ici réjouit le caissier du Théâtre Français et que la pluie qui nous crotte dore les sandales de Marion [3] là-bas. Donc ; vive la Pluie ! Vive la République ! Et surtout vive l’amour !
BnF, Mss, NAF 16394, f. 58
Transcription de Maggy Lecomte assistée de Florence Naugrette
[Souchon]