Guernesey, 17 janvier [18]73, vendredi matin, 8 h. ½
Les nuits se suivent, mon cher adoré, mais elles ne se ressemblent pas ni pour toi ni pour moi, du moins je le crains en ce qui concerne la tienne, de nuit. Si j’en juge d’après la mienne tu l’as passée absolument blanche et je te plains car ça n’est pas drôle. Je serai bien contente si je me trompe. En attendant, mon cher adoré, je te remercie avec ce que j’ai de meilleur, de plus tendre et de plus doux pour tous les petits signaux amicaux que tu m’as faits tout à l’heure, y compris le temps que tu as bien voulu passer sous mes yeux à déchiffrer mon gribouillis. Je n’en ai pas perdu la plus imperceptible pantomime depuis celle du baiser, jusqu’à la double fausse sortie. Tout cela précédé de la chute de ma pauvre feuille que tu as laissé choir à tes pieds. Tu vois que je t’ai vu et bien vu, mon ineffable grand bien-aimé. Mais ce que tu ne pourras voir qu’après la mort c’est combien je t’aime et comment je t’aime. Jusque là il faut te contenter du peu que j’essaie de te montrer ici bas.
Aujourd’hui je vais tâcher d’être prête à sortir avec toi si le temps continue d’être beau jusqu’à tantôt comme il l’est à présent. Je donnerai en même temps la clé des champs à mes deux hannetons (lisez servantes) lesquelles sont toujours prêtes à ne rien faire. Cette bonne disposition n’est que trop souvent satisfaite, ce qui ne me fait pas toujours rire. Aujourd’hui je vais au devant en leur donnant campo [1] tout l’après midi, leur santé au moins en profitera.
Cher bien-aimé, tout ce verbiage insignifiant a pour mot de la fin ce qui est le fond et le tréfondsa de mon cœur et de mon âme : je t’adore.
BnF, Mss, NAF 16394, f. 16
Transcription de Maggy Lecomte assistée de Florence Naugrette
a) « trèfond ».