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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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2 juina [1846], mardi après-midi, 3 h. ¾

Je t’aime mon Victor. Entre chaque lettre de ces quatre mots si doux, il y a des millions d’angoisses et de douleurs maternelles. Entre les pensées les plus tendres il y en a des plus lugubres et des plus douloureuses. Ma vie en ce moment se partage entre ma fille que je pleure déjà au dedans de moi, car je sens que les quelques journées que la maladie m’accordent ne sont que des journées de sursis et rien de plus, et mon adoration pour toi qu’aucune préoccupation, même la plus terrible et la plus sinistre, ne peut distraire ni amoindrir. Au contraire, je t’aime d’autant plus que le bon Dieu m’éprouve et que je souffre. Je t’aime pieusement et saintement comme si je n’étais déjà plus qu’une âme. J’ai le cœur navré mais je t’adore.
Tout est toujours dans le même état qu’hier, à l’accablement près que j’aurais pu attribuer à la chaleur si les médecins ne m’avaient pas désabusée hier si cruellement. La nuit n’a pas été très mauvaise. Enfin la pauvre créature ne souffre presque pas. Elle paraît ne pas tenir plus à la vie que la vie ne paraît tenir à elle. Tout est apathie et profonde indifférence dans cette triste maladie. Son père seul a le privilège de la ranimer pendant les quelques instants qu’il est là. Il est venu ce matin. Il s’est rencontré avec le médecin qui, du reste, ne paraît pas aussi découragé que M. Triger, mais qu’est-ce que cela prouve ? Je n’ai pas pu la lever aujourd’hui du tout. Elle est restée couchée sur son lit en proie à une abondante et constante transpiration. Tous les toniques qu’on lui donne ne produisent aucun bon effet. La faiblesse gagne d’heure en heure, c’est-à-dire la mort. Je prie mais je ne sens au dedans de moi aucun soulagement, aucune confiance venir. Le bon Dieu dédaigne mes prières et les repousse, je le sens bien. Pourtant je l’aime et je l’admire dans ce qu’il a fait de plus doux, de plus grand, de plus noble, de plus généreux et de plus beau. Je t’aime comme ses saints et ses anges l’aiment dans le ciel. Que faut-il donc de plus pour trouver grâce devant lui ? Il m’a ôté ma mère en venant au monde, il veut m’ôter ma fille avant de l’avoir quitté. Est-ce là justice ? Je ne veux pas blasphémer mais je suis bien malheureuse et si je ne te vois pas, si tu ne peux pas venir aujourd’hui, qu’est-ce que je deviendrai, mon Dieu ? J’ai le désespoir dans l’âme mais je t’aime. Le bon Dieu peut me broyer le cœur à plaisir s’il veut mais le dernier cri qui en sortira sera un cri d’amour pour toi, mon sublime bien-aimé.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16363, f. 117-118
Transcription de Marion Andrieux assistée de Florence Naugrette
[Souchon, Massin [1]]

a) « mai » rayé et corrigé d’une autre main.

Notes

[1Souchon date cette lettre du 5 mai. Massin et Gaudon (ouvrage cité, p. 153), se fiant à son édition, reproduisent cette datation.

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