14 mai [1847], vendredi matin, 8 h. ½
Bonjour, mon sublime bien-aimé, bonjour, du fond de mon admiration et de mon amour.
Comment vas-tu ce matin ? Cette stupide et si inattenduea algarade de Beauvalletb [1] a dû te préoccuperc le reste de la nuit et tu dois être épuisé de fatigue ce matin ? Quant à moi je suis toute courbaturée. Mais ce n’est pas de moi dont je m’occupe à l’heure qu’il est, c’est de toi, mon noble Victor, c’est du dénouement de cette fâcheuse affaire si bêtement embrouillée par cet [ours ?] qui a nom Beauvallet. S’il n’est pas tout à fait fou et si le théâtre n’est pas le plus immonde des théâtres, tu dois recevoir aujourd’hui des excuses les plus humbles et les plus contrites de tous les deux. Je l’espère, bien que je connaisse de longue date leur crétinisme impudent et leur susceptibilité féroce. Du reste, ma préoccupationd et ma sollicitude n’est pas du tout pour eux que je méprise au-delà de toute expression. Je pense à Marion, au public, à ta bourse et à moi qui suis si heureuse quand je peux t’applaudir et t’admirer tout haut et plus fort que tout le monde.
Quelle quee soit l’issue de cette incroyable frasque, ta dignité et ta générosité admirables n’en ressortiront que davantage à la honte et à l’humiliation de tous ces histrions. Je suis bien tranquille là-dessus et je t’attends avec tout mon amour dans les yeux, sur les lèvres, plein mon cœur et plein mon âme.
Juliette
MVH, α 7899
Transcription de Nicole Savy
a) « inatendue ».
b) « Beauvalet ».
c) « préocuper »
d) « préocupation ».
e) « quelque ».
14 mai [1847], vendredi après-midi, 2 h.
Je ne peux pas m’empêcher de penser à cette inqualifiable conduite de Beauvallet hier au soir. Évidemment cet homme est fou. La bêtise toute seule ne suffit pas pour expliquer l’incartade si imprévue d’hier. Je suis impatiente de savoir comment ce misérable furieux et ce stupide théâtre s’y seront pris pour s’excuser auprès de toi et pour t’obliger à leur pardonner [2].
Je t’attends avec la double impatience de l’amour et de la curiosité. Tâche de venir bien vite, mon Victor, que je puisse te baiser et savoir quand je pourrai aller m’épanouir l’âme à l’admirable et sublime Marion. Pourvu que tu ne sois pas trop fatigué, mon pauvre adoré ? Je sais bien que tu as une santé de fer mais tu en uses si immodérément que je crains toujours que tu ne finisses par l’user. Quant à moi, je suis épuisée comme si j’avais fait quelque chose de très fort. Cependant je n’ai fait que ce que tout le monde a fait hier dans la salle du Théâtre français. Je t’ai admiré et applaudi. Seulement j’y ai mis quelque chose de plus que les mains, les yeux, les lèvres et l’esprit. J’y ai mis mon cœur tout entier et mon âme. C’est peut-être pour cela que je suis si fatiguée aujourd’hui mais si j’avais l’espoir de revoir Marion de Lorme demain je sens que je retrouverais des forces tout de suite. Ce serait encore plus certain si tu venais tout de suite m’apporter ta bouche adorée à baiser.
Juliette
MVH, α 7900
Transcription de Nicole Savy