Jersey, 14 décembre 1854, jeudi après midi, 3 h.
Cher, cher adoré, je te demande pardon de t’avoir laissé oublier l’heure de ton dîner hier, surtout hors de chez toi. Je ne peux pas te dire combien j’ai été contrariée quand je me suis aperçue après ton départ de l’heure qu’il était, sept heures et demi, et le temps d’arriver chez le général Le Flô tu devais être juste d’une heure en retard. Cette infraction involontaire à tes habitudes de politesse, d’élégance et de courtoisie a dû te contrariera bien vivement et peut-être même dégénérer contre moi en mécontentement bien que ce ne soit pas de ma faute. Aussi je ne peux pas te dire à quel point la pensée de ton désappointement me préoccupe et m’attriste depuis hier au soir. Enfin, mon pauvre adoré, je n’ai pas de chance, pas plus avec mes hôtesses que dans notre intimité : pour une pauvre petite fois que tu restesb un peu plus de cinq minutes avec moi il faut que cela fasse un événement désobligeant pour les amis qui t’attendent. Tout cela y compris le ciel gris me met du noir dans l’âme et j’ai grand besoin de ton sourire pour éclairer un peu le fond de mon cœur. Il y a juste trois ans aujourd’hui que j’arrivais en Belgique, il a fallu le maussade incident du déménagement [1] pour que je n’aie pas baisé [pieusement ?] au passage la date de ta sortie de France et celle de ton entrée en exil [2]. Hélas ! Dieu sait quand tu reverras notre pauvre patrie et je n’ai pas le courage par égoïsme personnel d’en hâter le moment dans mes prières pour toi. Cependant je t’aime jusqu’à la plus entière et plus complète abnégation mais il y a des souffrances dont la seule pensée m’ôtec toute résignation et toute raison. Et puis, mon pauvre adoré, tant de dangers personnels t’attendent peut-être parmi tes propres amis politiques que je redoute plus que je ne le désire pour toi la fin de ton exil glorieux. Du reste il n’en sera toujours que ce qu’il plaira à Dieu et tout ce que je peux faire en dehors de tout événement humain c’est de t’aimer de toutes mes forces, ce que je fais consciencieusement.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16375, f. 424-425
Transcription de Chantal Brière
a) « contrarié ».
b) « reste ».
c) « m’ôtent ».