19 décembre [1846], samedi matin, 11 h.
Bonjour, mon ami Toto, bonjour, mon cher petit homme, bon-on-on-jour-jour-jour-our-our. Voilà où j’en suis par cette température d’ours blanc. Mes dents claquent et ma plume frissonne sans pouvoir me réchauffer même auprès du poêle. Je charrie des tendresses que vous trouverez amoncelées dans ma maison et sur lesquelles il vous faudra marcher pour arriver jusqu’à moi. Dieu de Dieu je fige jusque dans le plus fin fonda de mon individu.
C’est aujourd’hui, dans deux heures, que vous donnez votre fameuse audience. Quel dommage que je ne puisse pas assister à la réception de tous ces nez rougis [1] ! J’espère que la garde nationale de l’établissement exécutera diverses Marseillaises. Quant à moi, si je faisais partie de la députation, je voudrais être reçu à grand orchestre avec tous les honneurs qui me sont dus, avec Charlot en costume d’artilleur et bien mouché ! Je m’aperçois que mes plaisanteries sont à 99 degrés au-dessous de zéro et que je ferais mieux de vous en priver. Cela tient peut-être à ce que je souffre horriblement des reins et des pays circonvoisins. Cela tient, peut-être aussi, à ce que je viens de me peigner à fond. Mais je ne peux plus me redresser tant je souffre. Ce sera gentil si je ne peux plus me peigner maintenant. Quelle absurde incommodité ! d’y penser cela m’ennuie d’avance. Je voudrais n’en pas parler et j’y reviens malgré moi par la force du mal. Cher adoré, petit Toto, mon bien-aimé, je suis une vieille patraque bien ennuyeuse et bien inutile. Le bon Dieu ferait très bien de n’y pas regarder à deux fois pour me serrer dans son capharnaüm. En attendant je deviens plus bête de jour en jour, ce qui est déjà effrayant, mais je ne sais pas où cela s’arrêtera, ce qui n’est pas très drôle.
Tu sais que j’attends M. Vilain ce soir. J’ai dit à Eugénie de venir le plus tard possible afin de me laisser un peu plus de temps avec toi. Bien entendu que je ne lui ai pas dit cela avec cette naïveté crue. J’ai dit que tu travaillais, ce qui n’est que trop vrai, et je l’ai priéeb de n’amener M. Vilain qu’à 6 h. C’est à toi, mon cher ange, à venir le plus tôt possible auprès de moi pour que je t’aie un peu plus de temps à te voir et t’aimer des yeux et de l’âme. Je t’attends et je me dépêche, je te baise et je t’adore.
Juliette
MVH, α 8980
Transcription de Nicole Savy
a) Juliette écrit « fonds », orthographe admise au XIXe siècle.
b) « prié ».