Jersey, 30 avril 1854, dimanche après-midi, 3 h. ½
Je crains d’avoir été indiscrète hier, mon adoré bien-aimé, en te priant de lire l’arbre [1]. C’est que j’étais à ce moment-là sous l’influence de ta divine poésie bien autrement capiteuse que le nectar mythologique. Cette ivresse, du reste, étant partagée par [mes ? nos ?] deux auditeurs c’est ce qui m’a enhardie à te demander cette suprême faveur, la lecture par toi de tes vers inédits c’est-à-dire ce qu’il y a de plus beau au monde. Enfin, si j’ai outrepassé les convenances de l’enthousiasme et de la discrétion tu ne me gronderas pas trop fort tout à l’heure et je te promets à l’avenir que je contiendrai mon admiration dans les limites honnêtes et modérées de conventions dans le monde… bien appris. En attendant je me rappelle avec attendrissement ta ravissante bonté hier qui m’a tirée de l’embarras pour moi insurmontable d’écrire à une personne que je ne connais pas. Ma pensée est tellement accoutumée à ne s’occuper que de toi qu’il lui est impossible de s’en distraire pour qui ou pour quoi que ce soit. Je suis d’une sauvagerie dont rien n’approche quand il s’agit de tirer mon moi intérieur hors de son puits d’amour dans lequel il s’est enfoncé depuis plus de vingt ans. Aussi, mon pauvre adoré, tu m’as rendu un véritable grand service hier en me dictant cette lettre de condoléances à cet excellent Asplet [2] ; merci, mon adoré, merci. Si je pouvais t’en aimer plus je le ferais par reconnaissance mais Dieu lui-même ne pourrait rien ajouter à l’infini de mon amour.
Je te renouvelle ici ma requête tronquée hier par l’arrivée des deux citoyens au moment où je te la présentais. Je te supplie, mon Victor, de me réserver le dimanche du 21 mai [3] pour dîner avec moi. D’ici là je te le rappellerai encore bien des fois pour que tu ne l’oublies pas car j’y tiens comme au bonheur même.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16375, f. 166-167
Transcription de Chantal Brière