Guernesey, 25 avril 1859, lundi matin, 8 h. ½
Bonjour, mon cher bien-aimé. Bonjour, toi que j’aime, que je vénère et que j’admire, bonjour. J’espère que tu as passé une bonne nuit, mon cher petit homme, et je souhaite que la journée soit encore meilleure pour toi et pour ta chère femme dont l’indisposition n’a heureusement aucune gravité. Quant à moi, j’ai très bien dormi et me voici de nouveau remontée sur ma bête (ne pas lire sur Suzanne, car elle est impossible à brider quoique bête et parce que bête). J’en prends mon parti sans trop de peine car j’ai reconnu qu’il n’y avait rien à faire de cette nature-là. Tant qu’elle pourra gagner ou faire croire qu’elle gagne les gages assez gros que je lui donne, elle restera chez moi en m’imposant toutes ses petites tyrannies stupides et moi je la garderai tant que je pourrai les supporter. Cependant, je crois qu’il serait bon et sage de se prémunir contre un brusque caprice de cette malingre fille et d’aviser longtemps d’avance à la remplacer de la façon la plus avantageuse pour ma santé, pour mon repos et même un peu pour mon bonheur, car rien n’influe sur les plus douces et les plus rayonnantes pensées du cœur et de l’âme que ces éternels orages grisailles qui crèvent à chaque instant sur votre vie intérieure. Quant à moi, j’en suis venue à les redouter presque comme des calamités ou des maladies tant elles me font mal. J’ai besoin de finir le reste de mon existence dans la contemplation et la quiétude de mon amour pour toi.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16380, f. 109
Transcription de Mélanie Leclère assistée de Florence Naugrette