7 avril 1843, vendredi matin, 11 h. ¼
Bonjour, mon Toto bien-aimé, bonjour mon adoré petit homme. Comment vas-tu ce matin ? Je t’ai à peine vu hier, tu es venu si tard dans la nuit que tu m’as repris le petit instant de bonheur trop court que tu m’avais donné le matin : c’est toujours comme cela depuis longtemps, tu me reprends le soir ce que tu m’as donné le matin, ou tu me retires le soir ce que tu me donneras le matin. Je ne veux pas te grogner mais ça n’est pas toujours gentil ni très tendre cette manière d’agir. Taisez-vous, vous êtes un scélérat. Vous vous fiez sur ce que je vous aime trop pour m’aimer moins mais prenez garde que je ne me lasse à la fin et que je ne fasse comme vous. En attendant, vous êtes très gentil quand vous parlez de vos collègues de l’Académie. Vous les connaissez bien tous et rien n’est plus amusant que le daguerréotypage que vous en faites. Baisez-moi, mon cher petit espiègle et aimez-moi si vous tenez à votre vie.
Il y a aujourd’hui un mois, pour la date, qu’on a donné ta pièce pour la première fois. Je voudrais être sûre de compter cinq ou six anniversaires de suite sans interruption de cette pièce à raison de quinze représentations par mois. Si le public avait le sens commun cela ne devrait jamais finir.
2 h. de l’après-midi
Je reprends ma lettre que j’avais quittée parce que la mère Lanvin est arrivée sans avoir passé au marché, croyant trouver les billets chez moi. Elle m’apportait en même temps ce fameux fragment de lettre de Pradier qui est tout ce qu’on peut voir de moins digne et de moins spirituel. Enfin il est comme ça et rien ne saurait le faire changer à présent. Ce que j’avais prévu pour David [1] est arrivé. Tu verras cela toi-même. Tu verras aussi qu’il attend de toi un service dans quelques grands journaux pour avoir des réclames ? afin de faire acheter une Cassandre [2] qu’il a achevée. Malheureusement tu n’as ni le temps ni le goût de t’occuper de ses affaires. Je comprends et je partage presque ta répugnance. N’était ma pauvre fille jamais je n’aurais voulu t’en parler ni en entendre parler. Mais tu sais quelle est ma position vis-à-vis de lui à cause de mon enfant et tu auras la générosité de surmonter toutes les difficultés matérielles et morales pour lui rendre ce service qu’il te demande d’une manière si inconvenante, sansa avoir conscience il est vrai. En l’obligeant c’est moi, c’est ma fille que tu obliges. Il y a longtemps tu sais que je t’ai dit que si tu voulais, tu pouvais tout sur Pradier. J’en suis plus convaincue que jamais. Je t’aime mon Victor. Je t’adore mon noble et généreux homme.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16352, f. 13-14
Transcription de Olivia Paploray, assistée de Florence Naugrette
a) « s’en ».