Jersey, 17 janvier 1853, lundi matin, 9 h.
Bonjour, mon ineffable bien-aimé, bonjour de la plume, des lèvres, de la pensée, de l’âme et du cœur, bonjour. Dors, mon pauvre adoré, je t’aime. Repose-toi, je te souris à travers tes rêves. Je voudrais avoir ton second petit portrait [1] pour multiplier mes baisers sur ta chère petite image. Prie Charles [2] de le recommencer le plus vite possible et d’avoir bien soin de ne pas le gâter après l’avoir réussi. Je ne demande pas mieux que de voir les portraits unis, symbole de ton bonheur domestique. Ce que mon cœur accepte ne peut pas déplaire à mes yeux. Loin d’être jalouse de la souveraine beauté de ta femme et de ses saintes qualités, je la voudrais plus belle et plus sainte encore si c’était possible pour l’honneur de ton nom et pour ton bonheur. Aussi, mon Victor adoré, ne crains pas de m’apporter ces deux portraits réunis pour que je les admire tous les deux en effigie comme je vous admire tous les deux marchant côte-à-côte dans la vie, elle soutenant ton courage par son dévouement, toi la couvrant de ta gloire. Loin de souffrir de cette pensée, j’en suis heureuse et fière pour vous deux. Mon amour est à la fois trop humble et trop grand pour ne pas s’effacer devant la supériorité physiquea et morale de ta noble et sainte femme en ce monde, et pour craindre aucune rivalité d’âme dans l’autre. Ici-bas, je ne suis qu’une pauvre femme bien ordinaire et bien indigne de toi. Là-haut je serai l’ange radieux que tu préféreras à tous les autres. Je me rends justice et j’accepte mon sort dans cette vie et dans l’autre.
Je te remercie, mon adoré bien-aimé, de m’avoir fait regarder l’église éclairée hier. Sans toi j’aurais peut-être oublié de saluer au passage ce point de repère de nos yeux et de nos cœurs. Merci, mon cher petit homme, puisses-tub avoir passé une bonne nuit et être bien reposé ce matin, j’en serai bien heureuse. En attendant que tu viennes, je te baise de toutes mes forces.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16373, f. 63-64
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette et Gérard Pouchain
[Souchon, Massin]
a) « phisique ».
b) « puisse-tu ».
Jersey, 17 janvier 1853, lundi après-midi, 2 h.
Voilà un temps ravissant, mon petit bien-aimé, et tu devrais en profiter toute chose cessante. Pour ma part je n’y mets aucun obstacle, au contraire, car je te prie d’aller te promener, honni soit qui mal y pense, parce que je sais que cela te fait du bien. Je ne demande même pas à sortir avec toi pour ne pas te gêner. Tu vois, mon pauvre adoré, que je suis bien raisonnable aujourd’hui pour tous les autres jours où je te parais trop exigeante. Tu verras qu’à force d’attention et d’amour je finirai par être une Juju passable. En attendant il faudra que tu aies beaucoup de patience, d’indulgence et de bonté, trois choses que tu possèdes à fond. Je suis bien contente que le gilet ait plu à Mamzelle Dédé [3] et qu’il se soit trouvé à sa taille. Pauvre ange, c’est bien le moins qu’on lui fasse un de ces petits plaisirs-là de temps en temps. Pour ma part, si je pouvais, je lui ferais tous les jours une charmante surprise. Mais ici c’est le cas où la bonne volonté ne peut pas être réputéea pour le fait. C’est triste et agaçant. Pour me consoler je t’aime avec un redoublement de rage et je t’attends dans une sainte impatience. Tâche de venir aussitôt après le soleil couché. C’est bien le moins que j’en aie un, des deux soleils, et justement je ne tiens qu’au vôtre. Promenez-vous, faites-vous de la santé, pensez à moi, venez et aimez-moi.
Juliette.
BnF, Mss, NAF 16373, f. 65-66
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette et Gérard Pouchain
a) « réputé ».