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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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5 mars 1853

Jersey, 5 mars 1853, samedi midi

Je suis dans une mauvaise veine, mon pauvre bien-aimé, et j’hésite à t’écrire ; car, malgré moi, je laisserai déborder la tristesse qui m’étouffe. J’ai eu tort de penser que la stupide créature [1] qui me sert pourrait aller impunément chez toi sans en devenir insupportable pour moi. J’aurais dûa prévoir que sa sotte vanité ferait bien vite une comparaison à mon détriment entre l’honneur de te servir et la médiocre considération de m’appartenir. Sans parler du plaisir qu’elle trouve à être dans une maison gaie et à faire de la jordonnerie avec l’autre servante. Tout cela, en regard de ma pauvre maison solitaire, de ma triste personne délaissée, lui donne le droit, à ce qu’elle croit, d’être impertinente jusqu’à l’insolence et de se dispenser de tout service envers moi. Cette illusion, que je comprends dans cette nature grossière, vaniteuse, ingrate et sotte, me rend mon intérieur encore plus maussade et plus impossible à supporter. Je sens que j’ai eu tort de déléguer mon dévouement à cette créature qui s’en fait une arme contre moi et qui me blesse dans ma dignité et dans ma délicatesse. J’aurais dû penser que cela ne pouvait pas avoir un autre résultat. Pour qu’il en fûtb autrement, il aurait fallu une fille qui comprenne ce qu’il y avait de bonté et de générosité, de vertu et de dévouement dans mon procédé envers ta famille en cette circonstance et qui, loin de m’en faire repentir par sa sotte impudence, m’en honorâtc davantage et me respectâtd d’autant plus. Malheureusement, ce n’est pas dans ces sortes de créatures qu’on rencontre de bons sentiments. Aussi je suis punie comme toujours pour t’avoir trop aimé. C’est triste à penser autant qu’à dire et je regrette maintenant de m’être laissée aller à cet épanchement.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16373, f. 229-230
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette et Gérard Pouchain
[Souchon]

a) « du ».
b) « fut ».
c) « honora ».
d) « respecta ».


Jersey, 5 mars 1853, samedi après-midi, 3 h.

Je t’ai écrit une lettre bien triste tantôt, mon pauvre bien-aimé, je voudrais t’en écrire une autre moins maussade, comme compensation, maintenant. Pour cela il faut que je tâche de ne penser qu’à toi et de m’isoler de la vie réelle qui me pèse comme une mauvaise action. Comment vas-tu, mon bien-aimé, as-tu des nouvelles de ta démission [2] ? As-tu des lettres d’Hetzel ? Enfin où en es-tu aussi de tes ennuis, de tes embarras et de tes inquiétudes ? Quand pourras-tu venir me le dire ?

5 h. ½

C’est fini, mon pauvre adoré, grâce à toi le brouillard qui voilait mon bonheur a disparu et ton amour rayonne sur mon âme comme au plus beau temps de ma vie. Aussi, j’espère que tu ne te souviendras plus de mes ennuyeusesa confidences que pour en faire ton profit et, par contrecoup, le mien, en ménageant un peu tes compliments à cette grenouille domestique [3] qui n’a du bœuf que l’énorme stupidité. Et puis, dès qu’une autre combinaison se présentera pour le service de ta maison sans te gêner, tu la saisiras afin que tout revienne chez moi à l’état normal. En attendant, je suis heureuse et je te bénis et je préfère mes petits ennuis et ma solitude auprès de toi, à la vie la plus amusante et la plus [illis.] loin de toi. D’ailleurs, je ne pourrais pas vivre loin de toi. Ainsi toutes les objections pour ou contre notre séparation tombent d’elles-mêmes. Je ne peux vivre qu’où tu es et je ne peux être heureuse qu’avec de ton amour. Est-ce clair ?

Juliette

BnF, Mss, NAF 16373, f. 231-232
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette et Gérard Pouchain

a) « ennuieuses ».

Notes

[1Suzanne.

[2Le 5 mars 1853 Victor Hugo adresse à la société de proscrits « La Fraternelle » sa lettre de démission : « Citoyens/ Dans la situation actuelle de la société fraternelle, l’incompatibilité étant devenue complète entre les fractions qui la divisent et la conciliation impossible, je ne saurais continuer à faire partie de la société / Je me retire / Je prie la société de me donner acte de ma démission / Recevez, citoyens, l’assurance de mes sentiments fraternels » », Victor Hugo, Œuvres complètes, Massin, CFL, t. VIII/2, 1046.

[3Probablement la domestique Suzanne.

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