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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Jersey, 5 octobre 1852, mardi matin, 8 h.

Bonjour, mon ineffable bien-aimé, bonjour du fond de ma noire méchanceté, bonjour. Je t’adore d’autant plus que je suis féroce, bonjour. Du reste, mon pauvre amour, vous êtes bien vengé ce matin car j’ai sur les deux yeux la plus absurde et la plus gênante cocotte [1] qu’on puisse imaginer. J’ai la figure tout enflée et les paupières à l’avenant. J’ai l’air d’une tête soufflée comme une baudruche. C’est fort laid et encore moins agréable. Mais c’est assez parlé de ma bouffissure. Comment t’es-tu tiré hier de ton four et de ton averse ? Bien, je l’espère. Mais comme cela finirait par m’inquiéter de te voir sortir tous les soirs dans ce chemin isolé, je prendrai le parti de te conduire comme autrefois. Ce sera pour moi une occasion toute charmante de prolonger de 10 minutes le bonheur d’être avec toi et de faire un peu d’exercice, ce qui m’est particulièrement recommandé. Aussi, mon cher petit homme, il est probable que je commencerai ce soir mes fonctions de garde du corps nonobstant la cocotte et son auguste famille. Mes précieux jours ne courenta aucun danger à moi. Et puis d’ailleurs, c’est mon bonheur de vous conduire. Vous le savez bien quand je vous accompagnais tous les soirs jusqu’à votre porte rue de la Tour d’Auvergne [2]. En attendant, mon cher petit homme béni, je vous baise de l’âme et je vous attends de tout mon cœur.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16372, f. 17-18
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « courrent ».


Jersey, 5 octobre 1852, mardi après-midi, 2 h.

Dites-donc, mais nous n’avions pas compris dans notre marché que je vous fournirais de poésie. Ceci demande un supplémenta d’appointements, plus les 48 sous d’ancien, dont je ne vous ferai pas grâce, je vous en préviens. Je n’ai pas besoin de perdre mon temps et ma belle littérature pour rien, surtout un jour de cocotte. Aussi, autant de petits vers, autant de shillings ANGLAIS. A propos de shillings et d’anglais, il est impossible de se procurer un garde-vue [3] en papier dans ce beau pays de l’industrie et du confortable. Quant aux mèches, il n’y en a pas et quant au verre, on vous en souhaite dans ce pays de cocottes peu éclairées. Il me reste donc à brûler l’huile que j’ai achetéeb imprudemment avec mon reste de mèches et mon verre unique dans son genre. Après cela nous compterons sur la lune et sur les bouts de chandelles échappés à la gourmandise des souris. Tout cela n’est pas très éblouissant mais nous avons pour nous refaire huit mois de pluie à jets continus et des crapauds à discrétion. On ne peut pas tout avoir, voime, voime, mais j’aimerais mieux Lisbonne tout de suite et moins de Jersey dans l’avenir. Ce que j’en dis ce n’est pas que je m’y trouve moins bien qu’à Paris et qu’en Belgique mais parce que vous m’avez laissé entrevoir qu’on pouvait être encore mieux ailleurs [4]. Prenez-vous en donc à vous, mon cher petit homme, de ces aspirations indiscrètes vers un monde et des contrées relativement meilleurs que ceux-ci et soyez sûr que quelque partc que vous me meniezd, j’y serai toujours la plus heureuse des femmes si vous m’aimez la moitié de ce que je vous adore.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16372, f. 19-20
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « suplément ».
b) « acheté ».
c) « quelques parts ». 
d) « mèniez »

Notes

[1Cocotte : dénomination populaire d’une légère inflammation du bord des paupières (Littré).

[2Adresse du dernier domicile parisien de la famille Hugo.

[3Garde-vue : abat-jour.

[4À Bruxelles, dès la mi-avril 1852, Victor Hugo choisit Jersey comme seconde terre d’exil alors que « son collègue de Turin Angelo Brofferio lui avait offert l’asile au Piémont […] assorti d’une villa au bord du Lac Majeur. » Jean-Marc Hovasse, Victor Hugo. Pendant l’exil. t. II.1851-1864, Fayard, 2008, p. 67. L’Espagne ne semble pas être une destination envisagée par Hugo d’autant plus que le pays était lié à de déchirants souvenirs d’enfance (séjour de 1811 à 1812).

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