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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Jersey, 29 décembre 1852, mercredi matin, 8 h.

Bonjour, mon pauvre martyr, bonjour. J’ai le cœur plein de tristesse et d’adoration. Je crains de ne pas savoir te dire les mots qu’il faudrait pour te parler de tes chagrins, aussi je ne fais que te plaindre, t’admirer et t’aimer de toute mon âme. Comment vas-tu ce matin ? Je n’ose pas y penser, tant j’ai peur que tu ne sois souffrant, car voilà plusieurs nuits que tu ne dors pas. Mon pauvre bien-aimé, mon Victor béni, tranquillise-toi, ne te fais pas de mal car dans tout cela il n’y a rien de vraiment grave. La seule chose qui donne à cette petite folie de jeunesse quelque importance c’est ta position politique et l’exiguïté de ta fortune ; car, autrement, il n’y aurait pas de quoi fouetter un chat et tous les jeunes gens en font autant [1]. C’est une espèce de panaris de l’amour qu’il faut laisser mûrir et aboutir de lui-même. Toutes les incisions que vous voudrez faire à vif sur ce pauvre enfant n’avanceront à rien qu’à le faire beaucoup souffrir en envenimant son mal. Mon Victor adoré, j’en reviens malgré moi à te parler de cette triste affaire tant elle me tient au cœur, à cause de toi et de lui. Je ne peux pas supporter la pensée que tu souffres surtout dans ce que tu as de plus cher au monde. Aussi je voudrais trouver des mots, des caresses, des pensées, des tendresses qui te calment tout en te laissant voir la réalité des choses, qui, jusqu’à présent, ne sont rien qu’un inconvénient de [illis.] et non un malheur comme tu aurais pu le redouter. D’ailleurs, tu l’as dit toi-même, frappez sur un clou et vous l’enfoncez. Il est probable que si on avait laissé ce jeune garçon parfaitement libre de rester avec sa passion qu’il en serait déjà loin depuis longtemps et trop heureux de revenir avec vous. Pardon, mon pauvre doux être, de me mêler avec cette tendre familiarité à tes chagrins de famille mais si le dévouement et l’amour sans borne peuvent donner ce droit, je l’ai autant et plus que vous tous.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16372, f. 325-326
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette


Jersey, 29 décembre 1852, mercredi après-midi, 2 h. ½

Je t’attends, mon bien-aimé, viens quand tu voudras ou quand tu pourras. À quelque heure que ce soit et quel quea soit l’état de ton esprit et de ton cœur tu me trouveras heureuse de te voir et prête à donner ma vie pour t’épargner un souci. Et puis, mon pauvre adoré, ne pense à moi qu’autant que tu y trouveras quelque douceur et ne viens me voir que lorsque tu en sentiras le besoin. Comment as-tu passé la nuit ? Comment te trouves-tu aujourd’hui et comment va ton Charlot ? Si j’étais sûre que vous étiez tous bien et que vous ne souffriez d’aucun côté de votre corps et de votre âme, je crois que je me résignerais à t’attendre sans la moindre impatience autant de temps qu’il le faudra. Mais c’est que je n’en suis pas sûre du tout, aussi je ne suis rien moins que tranquille. Pauvre adoré, si tu savais quel regret j’ai eu hier de te laisser aller tout seul. Je m’en voulais de sacrifier le court moment de bonheur qu’il y a de ma maison à la tienne pour je ne sais quel bête de respect humain qui trouverait peut-être mauvais qu’une femme soit seule dans un chemin à 10 h. du soir. Comme si l’amour n’était pas une protection et un porte-respect plus fort et meilleur que n’importe quel compagnon, fût-il armé de pied en cap. Je m’en suis voulub de ma lâcheté et peu s’en est fallu que je ne recoure après toi pour reprendre de force les quelques minutes de bonheur que je sacrifiais si sottement aux préjugés vulgairesc des bourgeois stupides, couards et indifférents. Mais j’ai craint de te contrarier et j’ai achevé de monter mon escalier comme une pauvre Pontote [2] rentrant dans la niche l’oreille basse et le cœur humilié.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16372, f. 327-328
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « quelque ».
b) « voulue ».
c) « vulgaire ».


Jersey, 29 décembre 1852, mercredi soir, 10 h.

Je ne suis pas la papesse Jeanne ô mon roi, et pourtant je viens de sacrer votre beau front de génie et de martyr par un baiser de sainte ampoule qui a laissé un nimbe tout autour de votre chère petite tête. Ce miracle ne m’a pas étonnée et je vous en ferais bien d’autres si je ne craignais pas de faire une concurrence impie au bon Dieu qui s’est adjugé le monopole de cette industrie. D’ailleurs je lui suis à tout jamais reconnaissante d’avoir donné tantôt un rayon de soleil, la seule couleur digne de vous peindre pour faire votre cher petit portrait. Cette trinité de collaboration, la vôtrea, celle de Charles [3] et celle du bon Dieu, me rend cette chère petite image triplement précieuse. Aussi je la garde avec amour comme le saint des saints pour la joie de mes yeux, le plaisir de mes lèvres et le bonheur de mon cœur [4]. Je suis heureuse, mon cher petit bien-aimé, de te savoir entouré d’amis ce soir et distrait forcément de ton travail dévorant et de tes soins paternels. Repose-toi, mon pauvre sublime piocheur, calme-toi, mon généreux cœur, reprends ta douce sérénité, ma belle âme. Tu verras que tout s’arrangera mieux que tu ne l’espèresb. En attendant, je prie pour toi, mon Victor. Je t’aime et je te garde. Après avoir hâté de tous mes vœux le retour de ta pauvre sainte femme pour demain, je fais des vœux maintenant pour qu’elle ne vienne pas puisque ce sera signe qu’elle espère pouvoir ramener votre pauvre enfant d’ici à 12 jours. Encore vingt-quatre heures et tu seras fixé sur cette alternative douloureuse. Mais quoi qu’il arrive, mon Victor bien-aimé, je suis sûre que rien ne l’emportera au fond sur l’amour et le respect que ton fils te doit et qu’il sortira de cette épreuve sain et sauf et n’ayant qu’un peu de ses illusions roussies. C’est ma conviction. Avec confiance, mon bien-aimé, je prie pour vous tous.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16372, f. 329-330
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

Notes

[1La liaison de François-Victor et Anaïs Liévenne fait plus qu’inquiéter la famille et les proches pour des questions d’honneur et de respect mais aussi d’argent : « Publiquement entretenue par le jeune et richissime vicomte de Waresquiel, Anaïs Liévenne entretenait à son tour, presque aussi publiquement, François-Victor, lequel accumulait les dettes pour tenter de donner le change, mais le jeu était trop inégal […] Mon cher ami tu es fou écrivait à François-Victor l’auteur de La Dame aux Camélias […] quelque amitié que j’aie pour toi, tu n’arriveras pas à me faire prendre au sérieux ton amour pour Mlle Liévenne et la réhabilitation des courtisanes […] Dumas fils n’était pas le seul à veiller sur l’honneur de la famille : […] Julie Foucher, Victor Foucher et Abel Hugo se désolaient des frasques de leur neveu ingrat […] » (Jean-Marc Hovasse, Victor Hugo, t. II., Pendant l’exil I. 1851-1864, Fayard, 2008, p. 110-111).

[2Féminisation de « Ponto » nom du chien de Victor Hugo.

[4Juliette collectionne les portraits photographiques de Victor Hugo.

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