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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Jersey, 24 décembre 1852, vendredi matin, 9 h.

Bonjour, mon pauvre bien-aimé, bonjour divin martyr, bonjour. Le temps est triste comme mon cœur ce matin. Tant que je te saurai tourmenté, il me sera impossible d’être heureuse car je vis de ta vie bien plus que de la mienne. J’espère que le silence de ta femme est un bon signe et qu’elle aura réussi à enlever ton fils de Paris et à te le ramener [1]. Oh ! Quel bonheur si cela était. Je prie, j’attends et j’espère. En rentrant hier, j’ai trouvé deux lettres, l’une de Brest pleine de bons et affectueux sentiments de tous mes braves parents [2], l’autre de Mme Montferrier dont le mari vient d’être gravement malade. Pauvre chère femme, elle met une dignité et une réserve touchante dans ces confidences qui me serrent le cœur car je sens tout ce qu’elles cachent pour eux de souffrances morales et physiquesa, habitués comme ils le sont à l’aisance et à la prodigalité. Elle me parle de Vilain qui n’a pas de travaux [3] et qui désespère d’en avoir. Triste leçon donnée à sa lâcheté mais je ne souhaite pas qu’elle se prolonge et qu’il la paie trop cherc. En attendant, il nous fait dire ses regrets par Émilie [4]. J’y crois sans en être très touchée tant l’ingratitude me répugne et m’éloigne quand elle s’adresse à toi si bon, si dévoué, si généreux et que tout le monde devrait aimer à genoux et Vilain entre tous les autres. Mais c’est assez parler de lui. Je t’aime, mon Victor, je souffre de ta douloureuse anxiété, je t’adore, je te bénis.

Juliette.

BnF, Mss, NAF 16372, f. 305-306
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « phisiques »


Jersey, 24 décembre 1852, vendredi midi ½

Je suis à bout de mon papier, mon cher petit bien-aimé, ayant employé pour le journal celui que tu m’as apporté avant-hier et il nous reste très peu du papier à lettresa que j’ai acheté ; c’est pourquoi je t’écris sur des petits morceaux taillés au hasardb en attendant que tu m’en apportes d’autre. Mais quant à moi, mon cher petit homme, tout mon cœur tient dans un seul mot : je t’aime, et mon amour serait toujours à l’étroit, eût-il à sa disposition le ciel et la terre. C’est pourquoi je n’attache aucune importance à la dimension de mon papier pourvu que j’aie assez de place pour y mettre les deux mots qui sont le fond et le tréfondsc de ma vie et de mon âme. Je ne suis pas après cela plus sensiblement à mon aise dans une plus grande feuille de papier.
Mon Victor béni, je me tiens comme suffisamment avertie par la proposition que tu m’as faite hier au soir et je ne m’exposerai pas à être suspendue comme une simple FOLLICULAIRE, sans avoir vaillamment fait mes preuves UNGUIBUS ET ROSTRO [5] Attrape-ça, gouvernement démagogique, non mais, donnes-en du latin de cette taille et avec cet à-propos. Voyons ton échantillon. Faible, faible. C’est égal, je le prends sous ma protection et je le mettrai dans mon journal toutes et quantes fois l’occasion s’en présentera. D’ici là, mon cher adoré, je vous aime plus que de toutes mes forces. Je vous attends de même. Tâche de venir bien vite et surtout, mon divin affligé, tâche de ne pas trop t’inquiéter.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16372, f. 307-308
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « papier à lettre ».
b) « hazard ».
c) « tréfond ».


Jersey, 24 décembre 1852, vendredi soir 9 h.

Mon cher petit homme, quelle douce surprise et combien j’étais loin de m’y attendre ! Ce sera le premier déjeuner que nous ferons ensemble depuis notre sortie de Belgique. Mon Dieu, je suis si contente que je tremble que quelque chose d’ici à demain matin ne vienne à la traverse de ce pauvre petit déjeuner improvisé. Oh ! mais tu le défendras envers et contre tous ceux qui tenteraient de me le reprendre, n’est-ce pas mon adoré ? Si je n’avais pas l’espoir que tu sauras défendre mon pauvre oie, pied et aile, je ne sais pas ce que je ferais ni ce que je deviendrais. En attendant, Suzanne est partie à la ville chercher une bouteille de vin de Bordeaux. C’est MOI QUE JE RÉGALE. Dans une île c’est permis. D’ailleurs j’espère, à force de viande et de boisson, vous amener à vouloir de moi APRÈS. C’est pour cela que je vous ai fait farcir mon volatilea et que je vous prépare de bonnes petites mouillettes pas trop rassises pour la circonstance et, dans une île peuplée de Jersiais, il n’est pas jusqu’à Suzanne qui ne se fende de trois affreuses petites oranges que lui avait donnéesb son épicier ce matin. Elle vous les offre en guise de cornichons dont elle est la déesse au physiquec et au moral. Quant à moi, je voudrais être aussi sûre que ses oranges que vous ne me manquerez pas de paroled demain matin. Pour pousser mon fameux cri de guerre, trop oublié, hélas ! de : quel Bonheur ! Quel Bonheur !!! Quel Bonheur ! À demain la suite, mon adoré, je l’espère.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16372, f. 309-310
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « volatil ».
b) « donné ».
c) « phisique ».
d) « paroles ».

Notes

[1Adèle Hugo accompagnée d’Auguste Vacquerie est partie à Paris le 13 décembre 1852. François-Victor y vit sous l’emprise sentimentale et financière de la comédienne Anaïs Liévenne. Cette situation préoccupe la famille et les proches.

[2Sa sœur Renée-Françoise et son beau-frère Louis Koch ; son neveu Louis Koch dont la future épouse se prénomme Ottilie. Cf. Juliette Drouet, Lettres familiales, Éd. Corlet, 2001.

[3Victor Vilain est sculpteur.

[4Mme Montferrier

[5« Unguibus et rostro » : bec et ongles.

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