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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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15 décembre [1841], mercredi, midi ½

Bonjour mon Toto chéri, bonjour mon Toto adoré, bonjour mon grand Toto. Il y a un an, à pareila jour et à pareille heure, nous courionsb tous les deux au-devant d’un autre pauvre Toto endormi que tes admirables vers répétés par toute la foule ont dû aller réveiller au ciel. Jamais je n’oublierai cette belle journée, on aurait dit que les rayons qui embrasaient le char partaient de tes yeux. J’aurais voulu baiser tes pieds [1]. Mon bien-aimé adoré, tu ne sais pas comme tu es aimé, admiré et adoré par moi.
Je veux que vous m’apportiez les vers que vous avez adressésc à R. de B., ayez la bonté de les demander à Manzelle Didine [2]. Je désire aussi que vous fassiez la lettre de Mlle Hureau [3]. Si vous tardez encore un peu, ce ne sera plus obligeant, ce sera inutile. Voyons, mon amour, un peu de courage à la plume, songez que cela peut rendre service à ma pauvre Clairette plus tard. Je vous tourmenterai pour cela jusqu’à ce que vous l’ayez fait mais je vous le répète, c’est très pressé.
Vous êtes bien féroce, mon grand Poucet, de me traiter comme le gros public et de vouloir que je ne lise vos livres qu’en volumes brochés avec le nom de l’imprimeur et de l’éditeur sur la couverture, tandis que j’ai là les bonnes feuilles dans lesquelles je pourrais vous admirer à mon aise [4]. Décidément, vous êtes trop coquet avec moi ou vous me croyez plus stupide que de raison. C’est vous qui êtes une bête puisque vous ne savez pas combien je vous aime. Taisez-vous.
Il fait bien beau aujourd’hui. C’est presque un soleil d’Austerlitz, c’est du moins un soleil d’anniversaire. Vous devriez me faire sortir et me faire marcher, vous verriez comme je serais joyeuse et heureuse si vous veniez me dire tout à l’heure : « JUJU, VEUX-TU SORTIR ». Mais je n’y compte pas et je crois que je fais bien. Je ne compte pas davantage sur le oquet gris, quoique vous m’ayez dit si gracieusement et si généreusement cette nuit que vous iriez jusqu’à 40 F. pour me l’acheter [5]. Pauvre ange du bon Dieu, c’est bien vrai que tu es ravissant. Je baise tes chers petits pieds et je t’adore de toute mon âme.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16347, f. 211-212
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « pareille ».
b) « courrions ».
c) « adressé ».


15 décembre [1841], mercredi soir, 3 h. ¾

Je vous aime, mon Toto, c’est comme si je vous disais je vous désire, je vous attends et je vous adore. L’année passée, à pareille heure, nous étions encore ensemble bras dessus bras dessous. Les jours se suivent et ne se ressemblent pas, dit le proverbe peu nouveau. Cependant, je vous aime comme le premier jour et je n’ai jamais cessé de vous aimer ainsi, ce qui prouve que le proverbe peut recevoir des démentis pour ce qui concerne mon amour. Je n’en dirai pas autant de mon bonheur qui devient de plus en plus rare et de plus en plus fantastique. J’aime mieux même n’en pas parler du tout.
Avec votre manie de vouloir me faire caresser Jacquot, vous êtes cause que j’ai encore été mordue ce matin et que mon pauvre doigt, cicatricesa et plaies, n’est plus qu’un lambeaub hideux. Que j’aie ou non le oquet gris, je renverrai celui-là à la mère Krafft. Je n’ai pas besoin d’un monstre féroce qui me dévore, j’ai besoin de quelque chose qui m’aime, voilà tout. Si vous aviez eu le sens commun, vous seriez venu me prendre pour sortir un peu et chemin faisant, nous nous serions informésc des qualités et du PRIX du susdit oquet. Baisez-moi, Toto, je vous pardonne si vous venez tout de suite. Et la lettre de Mlle Hureau ? Par exemple, ce soir, je ne vous lâche pas que vous ne me l’ayez donnée. Tant pis pour vous, je n’écoute plus rien. Baisez-moi d’ailleurs et aimez-moi si vous voulez que je sois bonne et indulgente pour vous, autrement je ferai comme Jacquot. Venez bien vite ou je mords.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16347, f. 213-214
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « cicatrises ».
b) « lambeaux ».
c) « informé ».

Notes

[1Le 15 décembre 1840, les cendres de Napoléon sont acheminées en char dans Paris par l’avenue de Neuilly, qui n’a pas encore reçu le nom de la Grande Armée, pour recevoir la cérémonie sous le dôme des Invalides en présence du roi, de la Chambre des députés et de la Chambre des Pairs. La veille, Hugo a mis en vente pour 1 franc, tiré à deux mille exemplaires et publié en plaquette chez Delloye, « Le Retour de l’Empereur », le poème qu’il a composé pour l’occasion, puis, accompagné de Juliette Drouet, a assisté au cortège de l’esplanade des Invalides. Jean-Marc Hovasse souligne que l’écrivain « raconta en détail cette belle journée, qui fut immortalisée dans la mémoire collective par quantité de souvenirs ». Le lendemain de l’élection de Hugo à l’Académie, La Presse publiait un quatrain anonyme intitulé « Le Poète et l’Empereur » : « Pleins de gloire, en dépit de cent rivaux perfides, / Tous deux, en même temps, ils ont atteint le but : / Lorsque Napoléon repose aux Invalides, / Victor Hugo peut bien entrer à l’Institut (Victor Hugo, Tome I, ouvrage cité, p. 804 et 817). Juliette Drouet, la première, avait vu dans la cérémonie du 15 décembre « les deux chefs-d’œuvre de Dieu, l’un mort et déjà saint, l’autre vivant et déjà immortel » (Lettre du 15 décembre 1840).

[2Roger de Beauvoir (1807-1866), nom de plume du romancier, poète et dramaturge romantique français Eugène Augustin Nicolas Roger. Le 18 septembre 1841, il cueille à l’intention de Hugo, sur le pic du Vignemale dans les Pyrénées, une plume d’aigle à laquelle il joint ces vers intitulés « Plume d’aigle » : « C’est un aiglon qui, regagnant son aire, / Laissa tomber sur le roc solitaire / La longue plume arrachée à son flanc ; / Je vis au bout une perle de sang, / J’en eux pitié… car vous êtes son frère ! / Où planez-vous, dites, notre aigle à tous ! / Pendant qu’ici la bise nous assiège, / Près de ces monts aux épaules de neige, / On est si haut, qu’on doit penser à vous ! ». En réponse, Hugo lui dédie le poème « Au Poëte qui m’envoie une plume d’aigle », daté du 11 décembre 1841 et qui figurera dans Les Contemplations : « Oui, c’est une heure solennelle ! / Mon esprit en ce jour serein / Croit qu’un peu de gloire éternelle / Se mêle au bruit contemporain, / Puisque, dans mon humble retraite, / Je ramasse, sans me courber, / Ce qu’y laisse choir le poëte, / Ce que l’aigle y laisse tomber ! / Puisque sur ma tête fidèle / Ils ont jeté, couple vainqueur, / L’un, une plume de son aile, / L’autre, une strophe de son cœur ! / Oh ! soyez donc les bienvenues, / Plume ! strophe ! envoi glorieux ! / Vous avez erré dans les nues, / Vous avez plané dans les cieux ! » Les deux poèmes paraissent dans le feuilleton du Globe du 20 décembre 1841.

[3Le 25 novembre, la maîtresse d’école de Claire a demandé un service à Hugo par le biais de Juliette : sa « protection pour son beau-frère employé à la poste », en laissant « une note explicative de ses antécédents et des droits à la protection et à l’avancement ». L’avant-veille, Juliette a donc déjà relancé Hugo pour que la lettre soit prête « avant jeudi » car « il paraît d’ailleurs que c’est le moment de l’avancement pour tous les employés et qu’il faut le saisir sous peine de n’avoir rien ».

[4Hugo vient tout juste de terminer la rédaction des lettres, de la Conclusion et de la Préface du Rhin qu’il vient de remettre à ses imprimeurs pour une parution en deux volumes début 1842. Or, la veille, il a laissé quelques feuilles de ses manuscrits chez Juliette et elle en a lu certaines.

[5Voir les lettres des lundi et mardi précédents. Il s’agit d’un perroquet gris que Juliette a vu lors d’une promenade et qu’elle souhaiterait pour remplacer Jacquot.

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