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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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15 novembre [1841], lundi, midi ¾

Bonjour mon Toto bien-aimé, bonjour mon Toto chéri, bonjour mon cher petit homme. J’ai dormi jusqu’à présent sans pouvoir m’en empêcher, et encore n’est-il pas sûr que je me lève car j’ai un mal de tête si odieux que je crierais si je ne me retenais. D’ailleurs, il vaut peut-être mieux que je sacrifie cette journée à me débarrassera de ce rhume féroce en me tenant chaudement au lit pour me lever demain dans toute ma splendeur ? Je verrai cela tout à l’heure, au reste.
Dis donc, scélérat, tu as encore oublié ta bourse et ta petite chaîne d’or. Si je voulais cependant, je pourrais les mettre dans mes épinards et tu n’y verrais que de la chandelle. Mais non, je suis pauvre mais honnête [1] et je vous rendrai vos bijoux et vos gros sous.
Pourquoi n’es-tu pas venu, mon bien-aimé, cela m’aurait ôté mon mal de tête et m’aurait fait grand bien au cœur ? Vous ne venez plus à présent et je suis sûre que la rue MONTMORENCY b y est pour quelque chose [2]. Que je vous y attrape, pôlisson, et vous aurez affaire à mes griffes. En attendant, je vous somme, assomme et resomme de venir vous reposer auprès de moi ou j’irais vous chercher chez vous. Je ne serai pas fâchée d’ailleurs de m’assurer par moi-même que vous prenez quelques heures de repos de temps en temps, car vous êtes très capable de vous tuer comme un pauvre martyr sans rien dire. Je ne ris plus maintenant, mon adoré, que je pense à ce travail opiniâtre de toutes les nuits [3]. Je te suppliec à genoux de prendre du repos et de te ménager. J’économiserai bien, mon pauvre adoré, et d’ailleurs, j’ai quelques brimborions qui ne me servent pas immédiatement et qui ne me serviront même jamais et que je pourrais vendre. Ce serait ma joie et mon bonheur que de te donner une heure de repos n’importe à quel prix. Je t’en prie du fond du cœur, mon Victor bien-aimé, aied soin de toi.
Je vais écrire tout à l’heure au bottier [4] et je lui ferai toutes mes observations et toutes mes recommandations. En attendant, je t’aime, je t’aime et je t’aime. Viens bien vite, mon Toto.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16347, f. 121-122
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « débarasser ».
b) « MONMORANSI ».
c) « suplie ».
d) « aies ».


15 novembre [1841], lundi soir, 9 h.

Vous voilà donc un concurrent, je dirai presque comme vous UN SUCCESSEUR. Vous n’avez qu’à vous bien friser et à vous bien tenir si vous ne voulez pas disparaître sous la queue de mon JACQUOT. Jusqu’ici, vous vous étiez cru à l’abri de tout événement et de toute rivalité mais voici un gaillard qui a bec et ongles et des PLUMES dont il se servira aussi bien que vous sans se gêner. Ainsi, gare à vous si votre ramage ne se rapporte à votre plumage [5] et si vous négligez votre Juju sur son bâton comme vous l’avez fait jusqu’à présent.
Dis donc, mon Toto, je n’ai plus qu’un mois et 14 jours, ça n’est plus beaucoup mais c’est encore trop, mesuré à mon impatience [6]. Si vous n’étiez pas le plus coriace des hommes, vous vous laisseriez attendrir avant l’époque, mais je n’y compte pas. Je compte par exemple que vous viendrez cette nuit vous coucher auprès de moi. Si vous aviez le front de ne pas venir, je suis capable de rage d’aller me plonger dans deux ou trois voies de bois pour peu que mon frotteur soit prêt, car je n’ai pas voulu le commander d’avance, n’étant pas sûre du jour ni de l’heure dont je pourrai disposer. Je vous préviens, pour que vous n’ayez pas de scrupules bêtes, que j’ai du bois pour deux jours et qu’il n’y a aucune nécessité d’en avoir plus tôta. Maintenant, si vous ne venez pas, c’est que vous êtes stupide et que vous ne m’aimez pas. Taisez-vous et venez.
Je copierai demain à mort. Je commence à comprendre la MACHINE et je ne COMPRENDS pas comment on n’a pas tordu les affreux vieux cous de LORDb CASTLEREAGHc et de ce hideux bancal de TALLEYRAND [7]. En attendant, baisez-moi et aimez-moi ou je vous ébouriffed.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16347, f. 123-124
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « plutôt ».
b) « LOR ».
c) « CASTELREAHG ».
d) « ébourriffe ».

Notes

[1Expression qui revient à plusieurs reprises sous la plume de Juliette Drouet ; elle devient même l’objet d’un jeu de mots de sa part dans une lettre du 27 novembre 1846 après-midi : « Je suis pauvre maisonnette, curieuse et discrète, ce dont j’enrage de toutes mes forces ». Citation de L’Indigent, drame en quatre actes en prose de Louis-Sébastien Mercier, où Rémi, refusant de laisser corrompre sa fille, répond à De Lys : « Que direz-vous, Monsieur ? Parlez, achevez votre ouvrage ; poignardez le cœur d’un père ; osez le corrompre pour faire une infâme de sa fille. Je suis pauvre, mais honnête ; je n’ai jamais rougi de l’infortune, mais je me sens humilié de l’idée que vous avez conçue ; et de quel droit comptez-vous me rendre votre complice ? » (Remerciements à Chantal Brière).

[2Dans sa lettre du samedi soir, Juliette demandait : « J’espère que votre visite à Mlle ClémANCE rue Montmorency ne s’est pas prolongée jusqu’à présent et que vous vous serez gardé un peu de vous pour moi ? »

[3Hugo se consacre pleinement à la conclusion du Rhin.

[4Dabat.

[5Juliette reprendra cette expression de la fable Le Corbeau et le Renard dans le même contexte le 29 novembre.

[6Juliette parle d’une petite boîte à tiroirs qu’elle réclame depuis le début de l’année, et que Hugo a promis de lui offrir pour le nouvel an. Cela fait quelque temps qu’elle fait ainsi le décompte des jours qui la séparent encore de ce cadeau tant attendu qu’elle recevra finalement en avance le vendredi 19 novembre.

[7Hugo est en pleine rédaction de la conclusion du Rhin. Juliette mentionne ici la partie XI qui se termine par : « Il devrait y avoir entre la France et la Prusse effort cordial vers le même but, chemin fait en commun, accord profond, sympathie. Le partage du Rhin crée une antipathie. Il devrait y avoir amitié ; le partage du Rhin crée une haine. Brouiller la France avec l’Allemagne, c’était quelque chose ; brouiller la France avec la Prusse, c’était tout. Redisons-le, l’installation de la Prusse dans les provinces rhénanes a été le fait capital du congrès de Vienne. Ce fut la grande adresse de lord Castlereagh et la grande faute de M. de Talleyrand ».

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