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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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17 mai 1849

17 mai [1849], jeudi matin, 7 h. ½

Bonjour, mon Toto, bonjour, mauvais débiteur, bonjour, homme de peu de foi et de mauvaise foi, bonjour. Quand je vous ferai des avances dorénavant il fera chaud. En attendant, vous me devez vingt-six francs, plus le sou pour lire que vous me contestez mais qui n’en existe que plus… dans mon déficit. Taisez-vous et comptez vos votes malheureux, et que le remords soit avec vous. Je vous ai vu partir avec un double regret hier à cause de la petite bâfreriea improvisée par Vilain et dont vous n’avez pas pu prendre votre part. Je vous dirai pour vous consoler que la couronne était rassise, comme il convient à ce genre de comestible en temps de république démoc-soc, et que les petits gâteaux étaient médiocres. Il est vrai d’ajouter que je ne suis pas experte en ces matières et que j’aime autant et mieux encore un morceau de pain et des pommes de terre frites ou non. De tout cela, il résulte que notre gobloterie s’est prolongée jusqu’à 11 h. ½ y compris la politique qui a allongé furieusement la sauce. Il paraît jusqu’à présent que vous êtes manche à manche avec les plus gros rougets de cet aimable département. Je n’ose pas vous en féliciter car il me semble cette fois-ci que ce sera à qui perd gagne. Cependant, puisque vous avez mis à cette loterie, vous aviez vos raisons pour cela et je me résigne d’avance à ce qui en sortira : heurt ou malheur car je suis très décidée à tout partager avec vous-même, vos vingt-cinq francs. Maintenant baisez-moi, sans calembour, et rendez-moi mes six sous que vous me retenez indûment ou je vous fructidoriserai à mort.

Juliette

MVHP, MS a8211
Transcription de Michèle Bertaux et Joëlle Roubine

a) « baffrerie ».


17 mai [1849], jeudi matin, 11 h. ½

Eh ! bien, mon amour, où en est l’élection [1] ? Quant à moi, je ne sais rien depuis hier au soir, ce dont j’enrage car le jeu m’intéresse plus, bien plus que vous très certainement. Je crains autant la perte que le succès et jusqu’à présent je ne sais auquel donner la préférence. Si vous étiez bien gentil, mon amour, vous viendriez tout de suite m’apporter quelques nouvelles : ce serait double gain pour moi dans le cas où vous triompheriez sur toute la ligne puisque je vous verrais et que je pourrais prélever des épaves sur vos deux joues de futur représentant. Mais je n’y compte pas, vous n’êtes plus assez empressé auprès de votre pauvre vieille Juju pour lui faire cette surprise et, de plus, vous êtes trop occupé et trop entouré pour avoir un instant à vous. Aussi, je vous pardonne et pourvu que votre bobo d’entrailles soit guéri. Je n’ai pas le droit de me plaindre et je suis très heureuse. Cher adoré, comment vont-elles tes pauvres entrailles ? As-tu bien dormi ? Tout s’est-il mieux passé que ces jours-ci ? Dans tous les cas, il faut t’abstenir pour le moment de soupes aux herbes et d’épinards. Peut-être encore, le plus simple aurait-il été de voir le médecin. À ta place je n’hésiterais pas. Je ne comprends pas que le soin de ta santé ne passe pas avant toute chose et que tu en fasses si bon marché. Si j’étais auprès de toi, ce serait l’unique occupation de mes jours et de mes nuits. Malheureusement, je ne peux rien d’où je suis, que me tourmenter et rager beaucoup, ce dont je m’acquitte amplement. Taisez-vous méchant homme, filou, voleur, ex pair et toujours représentant, taisez-vous et tâchez de n’avoir pas la colique… aux idées. Je vous baise malgré vents et marais [2] et je suis pour la vie votre vieille, trop vieille Juju.

MVHP, MS a8212
Transcription de Michèle Bertaux et Joëlle Roubine


17 mai [1849], jeudi soir, 10 h.

Je veux te dire un petit bonsoir avant de me coucher, mon pauvre petit foireux, et puis te féliciter sur ton succès d’élection [3]. Il est vrai que pour cela je ne sais pas jusqu’à quel point je dois [t’en  ? te  ?] féliciter, car rien ne m’inspire moins de confiance et d’enthousiasme que cette susdite République sous laquelle j’ai le guignon de vivre. Cependant au point de vue du socialisme et de son auguste famille Proudhon, Considerant, Leroux et autres Ledru plus ou moins Rollin, je trouve que c’est un grand succès et à ce point de vue-là il faut s’en réjouir en attendant mieux [4]. Je te remercie, mon doux adoré, d’être venu m’en apporter la nouvelle ; dans ma reconnaissance, je renonce à mes six sous d’appointa. Tu peux dès à présent les joindre aux matinées artistiques dont tu régales tes amis et tes créanciers. Voime, voime, cher filou, prenez garde de lasser ma patience et ma bonasserieb, parce qu’alors rien ne sera plus terrible qu’une Juju déchaînée courant après ses vingt-six francs [5]. Je vous conseille de ne pas vous y exposer. En attendant tenez-vous tranquille et soignez vos petits boyaux [6] auxquels je tiens comme aux miens et même davantage. Bonsoir, petit homme adoré, bonsoir, mon amour béni, bonsoir. Ne te couche pas trop tard, sois prudent, pense à moi et aime-moi, je suis sûre que cela te fera du bien et remplacera avantageusement l’amidon et le laudanum [7], voirec même la flûted à bec [8].

Juliette

BnF, Mss, NAF 16367, f. 135-136
Transcription d’Anne Kieffer assistée de Jean-Marc Hovasse
[Blewer]

a) « appoints ».
b) « bonnasserie ».
c) « voir ».
d) « flutte ».

Notes

[1Les élections législatives ont eu lieu le 13 mai 1849. Hugo y est élu 10e avec 117 069 voix.

[2On ne corrige pas, car il peut s’agir d’un jeu de mots volontaire, le « marais » désignant le milieu imprévisible et fluctuant de l’Assemblée nationale.

[3Avec près de cent vingt mille voix aux élections législatives du 13 mai, Victor Hugo est l’un des 450 représentants du parti de l’Ordre à être élu.

[4Les démocrates-socialistes, dont Considerant, Leroux et Ledru-Rollin, obtiennent plus de 200 sièges lors des élections législatives de 1849. Pierre-Joseph Proudhon, qui avait siégé à la Constituante, ne fut pas candidat à la Législative.

[5L’indemnité quotidienne d’un représentant du peuple est de vingt-cinq francs.

[6« Demain encore cependant je veillerai à ce qu’il n’y ait rien dans mon festin qui puisse te faire du mal et te redonner tes borborygmes. » (Lettre du 20 mai [1849], dimanche matin, 7 h. ½, PML, Misc Ray, MA 4500, dans Lettres inédites, p. 97.)

[7Nom donné autrefois à l’opium ramolli et desséché, et à diverses préparations opiacées. (GDU)

[8« La flûte désigne par plaisanterie une seringue à lavement. » (Evelyn Blewer, ouvrage cité p. 123.)

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