26 décembre 1855

Guernesey, 26 décembre 1855, mercredi soir, 4 h. ½

Je t’écris dans une atmosphère de fumée qui me permet à peine de distinguer ma main gauche de ma main droite. J’ai beau ouvrir à tour de rôle mes fenêtres, ma porte et tout ensemble, je ne peux pas parvenir à empêcher la cheminée de fumer, c’est déplorable. Encore s’il n’y avait que moi à souffrir de cette stupide fumée, je m’y résignerais, mais quand je pense que tu en auras ta part ce soir, je rage de toutes mes forces. Voici la vieille propriétaire [1] qui me dit pour me faire prendre patience qu’il n’y a aucun remède capable de guérir son affreuse cheminée, qu’elle a tout essayé, et qu’il faut attendre que le vent MOLLISSE. Comme c’est consolant dans cette saison et à cette hauteur ! Enfin cela me donne le prétexte de grogner pendant la bonne moitié de ma restitus, c’est toujours cela de gagné. Je veux pourtant te demander pardon du mal involontaire que je t’ai fait hier. Pauvre, cher, cher adoré, je ne sais pas comment tu ne m’as pas tuée sur la place quant tu as cru que j’avais pu perdre ou laisser prendre tes manuscrits, c’est-à-dire l’essence de ton cœur, de ton âme, de ton génie, plus que ta vie. Quant à moi, qui n’avait pas cette crainte, j’ai été la plus malheureuse des femmes pendant une heure parce que tu me soupçonnais d’indiscrétion et de curiosité stupide mais si j’avais pu avoir sur moi-même le plus léger doute quant à ma fidélité de dépositaire, je crois que j’en serais morte sur la place. Heureusement que tout est intact, ma probité et mon amour et que tu en es bien convaincu^a cette fois, n’est-ce pas mon adoré ?

Juliette

BnF, Mss, NAF 16376, f. 418-419
Transcription de Magali Vaugier assistée de Guy Rosa

a) « convaincue ».