Université de Rouen
Cérédi - Centre d'étude et de recherche Editer-Interpréter
IRIHS - Institut de Rechercher Interdisciplinaire Homme Société
Université Paris-Sorbonne
CELLF
Obvil

Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

Accueil > Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo > 1837 > Mai > 24

24 mai 1837

24 mai [1837], mercredi matin, 11 h ½

Bonjour mon cher petit bien-aimé. Comment va ton pauvre œil ? Je pense que tu auras ce matin une répétition [1]. Je t’aime. Que cette idée ne me fasse pas trop triste. Car enfin je n’ai pas oublié les vers de Phébus : « Belles, les amants qu’on rudoie,
S’en vont ailleurs
a
On en prend plus avec la joie
Qu’avec les pleurs
 [2] ».
Je n’ai pas oublié non plus que c’est vous qui les avez faits et pensés. C’est pour cela que je veux tâcher d’être gaie QUAND MEME. Il est des autres choses tristes dont je ne veux pas parler parce que nous avons épuisé toi et moi ce qu’il y avait à en dire pour et contre. Mais je te promets cependant de redevenir la femme de l’année dernière. Et j’y parviendrai, je l’espère, à moins que ce ne soit un désenchantement réel chez toi, auquel cas mes efforts n’aboutiront pas à grand-chose. D’ici là je te promets de ne pas me rebuter facilement. Je t’aime trop et j’ai trop besoin de ton amour pour me rendre même devant une triste évidence. Mme Guérard m’a écrit une lettre qui serait triste si elle n’était pas toujours la même depuis un an. J’ai un mal de tête féroce qui m’a empêchée de dormir toute la nuit, aussi je suis effrayante ce matin.
Je voudrais t’avoir déjà embrassé pour savoir comment vont tes yeux et comment va ton cœur, car quoi que tu en dises tu laisses souvent l’amertume prendre la place de l’amour, tu en conviens toi-même. Et quand je m’en aperçoisb, je suis bien triste et bien découragée et je voudrais être bien loin d’ici. Je suis dans un de ces accès-là. Malgré toutes les bonnes paroles que tu m’as ditesc avant de t’en aller, les méchantes surnagent et me font souffrir comme si elles étaient les seules que tu m’eusses ditesc. J’ai bien du chagrin. J’ai la tête fort malade, et le cœur très triste. Mais je t’aime, je t’aime.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16330, f. 213-214
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein

a) Juliette ponctue la strophe à sa manière. Dans le texte original de Hugo, il n’y a pas de virgule à la fin du premier vers, et un point termine le second.
b) « apperçois ».
c) « dit ».


24 mai [1837], 11 h. ¾ du matin.

Il me semble que la lettre que je t’ai écrite est pleine de réticences et de mauvaises pensées. Je voudrais t’écrire celle-ci dans de meilleurs termes car je sens que j’ai un amas d’amour qui ne demande pas mieux que de sortir, ce qui me soulagera peut-être ; je suis vraiment triste, bien triste. Je t’aime mon Victor. Je n’ai jamais cessé de t’aimer. Comment donc se fait-il que je me sois laissé aller à des manières et à une conduite qui devaienta te prouver le contraire ? Je n’en sais rien. Aussi suis-je au désespoir d’avoir découvert que tu croyais cela. C’est absolument comme si j’avais appris que la maladie que je ne crois pas avoir est incurable et me tuera dans un temps très court. Encore si j’avais l’espoir qu’avec un régime des plus sévères je pourrais chasser mon mal, ce ne serait rien. Mais je suis profondément découragée et je n’ai pas beaucoup de foi aux remèdes quand il s’agit d’amour. Cependant, j’essaierai, mon cher bien-aimé. Tu verras que je mettrai tout ce que j’ai de patience et de courage, et j’en ai beaucoup. Ne ris pas, car si je n’en ai pas usé jusqu’à présent, c’est une raison pour en avoir une ample provision dans les circonstances qui l’exigent. Et puis je ne voulais pas te parler de tout cela. Et puis je suis une vieille radoteuse. Et puis vous êtes mon Toto. Et puis je vous aime. Et puis je suis TRÉGÉE. Et puis je serai très bonne très aimable et très RAISONNABLEb. Ce qui s’arrange très bien avec l’amour sans bornes que j’ai pour vous mon Toto adoré que vous êtes.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16330, f. 215-216
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein

a) « devait ».
b) Ce mot écrit en grosses lettres occupe à lui seul toute la ligne.


24 mai [1837], mercredi soir, 9 h. ¼

Je ne veux pas me coucher sans te souhaiter un petit bonsoir, mon cher adoré, sans te remercier d’avoir été doux et bon avec moi comme un pauvre ange que tu es. Je t’aime mon adoré petit homme. Je t’aime de toute mon âme, crois-le bien quand je te le dis, parce que c’est bien vrai. Ne te défie pas de moi, mon cher adoré. Surtout ne crois pas que je vaux moins cette année-ci que l’autre, parce que tu m’attristes et que tu me décourages bien inutilement et bien injustement, car ça n’est pas vrai. Je ne t’ai jamais plus aimé qu’à présent, au contraire. Par conséquent, je suis encore meilleure que l’année passée. Vous voyez donc bien, mon cher adoré que vous n’avez pas le sens commun. Et que c’est vous qui m’aimez moins, ce dont je m’afflige au fond du cœur. Allez, mais ne parlons plus de cela n’est-ce pas ? Nous nous attristerions tous les deux de nouveau. Vous voulez-donc je sois indiscrète [3], mon cher bien-aimé ? Eh ! bien, je le serai comme un rasoir qui vous entame le menton sans crier gare. D’abord pour commencer je voudrais que vous quittassieza tout sur-le-champ pour venir m’embrasser. Ensuite je voudrais que vous vinssiez demain de très matin. Et puis enfin je voudrais qu’au premier rayon de soleil un peu propre vous arrivassiez me prendre pour courir la campagne et boire le champagne pour la rime bien entendu. Et puis, en premier, au milieu et par-dessus tout, je voudrais que vous m’aimassiez comme je vous aime, mais pas plus. Soir mon petit o. Soir mon gros to. Soir pa. Soir man. Je vous aime, entendez-vous ?

Juliette

BnF, Mss, NAF 16330, f. 217-218
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein

a) « quitassiez ».

Notes

[1On répète Angelo, tyran de Padoue, repris à partir du 27 mai à la Comédie-Française.

[2Juliette cite un extrait de l’air chanté par Phœbus, acte II, scène 2 de La Esmeralda, opéra de Hugo et Louise Bertin représenté pour la première fois le 14 novembre 1836.

[3Le contexte récurrent de l’usage de cet adjectif sous la plume de Juliette laisse à penser que par « indiscrète », Hugo entend ce que nous entendons aujourd’hui dans « coquine ».

SPIP | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0
(c) 2018 - www.juliettedrouet.org - CÉRÉdI (EA 3229) - Université de Rouen
Tous droits réservés.
Logo Union Europeenne