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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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2 février [1845], dimanche matin, 9 h. ½

Bonjour, mon Toto adoré, bonjour, mon cher petit bien-aimé, bonjour, baisez-moi vite parce qu’il faut que je TRAVAILLE. Ceci n’est pas une plaisanterie. Voime, voime, voime.
Clairette est à la messe. Moi, j’ai déjà fait tous mes micmacs dans mon taudis. Dès que j’aurai fini de COPIRE, je ferai ta tisanea et je m’habillerai. Voilà mon programme pour ce matin.
Cher petit bien-aimé, il faudra penser au jardinier sérieusement. Je crains qu’en en prenant un autre, il ne nous perde toute cette jeune plantation pour avoir le plaisir de nous en fournir une autre. Tandis que celui-ci en répond, ce qui est bien quelque chose. Du reste, on peut le marchander. Cependant tu as vu déjà que sur le prix du premier jardinier, celui-ci a été de deux tiers plus raisonnable. Je sais bien que cela augmentera notre loyer, mais alors il aurait mieux valu ne pas le faire arranger du tout, ce jardin. Et puis la première année sera seulement aussi lourde, car, pour peu qu’on récolte quelques fruits, on se récupérera de la dépense et au-delà, rien qu’en fraises et en raisin, sans parler des autres fruits. Je t’écris tous ces détails puisque je n’ai jamais le temps de te les dire et que tu réponds par des arnaleries [1] à mes raisons. Voilà, tant pire pour vous.
Je suis très contente que tu aies fini ton livre du Rhin [2], mon cher bijou. Maintenant, tu as encore le discours de Sainte-Beuve [3], après quoi tu pourras un peu respirer. Tiens, je m’aperçois que mes gribouillis sont restés à la place où je les ai mis. J’ai bien envie de les jeter pour en débarrasser mon tiroir et pour épargner tes pauvres yeux. Ce qu’il y a dedans, je peux te le dire en deux mots : je t’aime. Le reste, c’est un fouillis de déménagement dans lequel un chat ne retrouverait pas ses petits.

BnF, Mss, NAF 16358, f. 71-72
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette

a) « ta tisanne ».


2 février [1845], dimanche après-midi, 3 h. ¼

Mais certainement, mon cher petit bien-aimé, que je vous ai écrita et avec bien de la joie et avec bien du bonheur. Je suis bien trop punie quand je ne peux pas vous gribouiller mes tendresses pour ne pas me rabibocher dès que j’en trouve le moment.
C’est bien beau l’oiseau divin qui vient boire à l’abîme et la goutte d’eau qui ne sort pas de la terre mais qui tombe du ciel, l’amour [4]. Sans parler des idées que l’homme pêche comme le poisson dans toutes les cataractes et tous les tourbillons humains comme dans ceux de la nature [5]. Je m’explique comme je peux, mais cela ne m’empêche pas de sentir et d’admirer toutes les sublimes choses que tu écris. Je n’ai qu’un regret, c’est que ce soit déjà fini. Il me semble qu’on aurait pu en reprendre à Mlle Dédé et à M. Toto pour me le donner à COPIRE à moi. On paie toujours des préférences et des passe-droitsb en faveur des AUTRES à mon détriment à moi, de sorte que je suis lésée, lésée, parfaitement lésée, bien plus que la mère Triger, et frustrée, pour bien dire, de tout ce qui devrait m’appartenir. Si vous croyez que c’est bien agréable, vous vous trompez joliment. Taisez-vous, vilain, c’est votre faute. Et moi qui ne voulais pas montrer mon appartement à ma péronnelle [6] avant son entier niffage [7]. Me voilà forcée de le lui faire voir malgré moi puisqu’elle reste deux jours de plus que je ne pensais. Aussi, pour me venger, je la ferai piocher aux tapisseries. Cela lui apprendra à venir chez les gens qui déménagent et à s’y installer. C’est bien fait.
Jour, Toto, jour, mon cher petit o, je vous adore, je vous aime. Je vous admire mais je ne vous RESPECTE PAS. Baisez-moi et tâchez de venir tout à l’heure. J’ai besoin de vous voir, j’ai besoin de vous baiser, de vous caresser et de vous dévorer. Dépêchez-vous, dépêchez-vous bien vite, je vous attends.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16358, f. 73-74
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette

a) « écris ».
b) « des passes-droits ».

Notes

[1Néologisme formé à partir du nom du comédien comique Etienne Arnal (1794-1872). Dans l’ouvrage Comédiens et comédiennes (1884), Francisque Sarcey relate l’anecdote suivante : « Quand il arrivait avec sa mesure exquise de diction, avec son jeu si vrai et si fin, tout le monde le regardait ébahi : « Ce n’est que cela ? Mais il parle comme le premier venu ; notre comique à nous est bien plus drôle. » Il n’y avait qu’un artiste qui, dans les départements, ne réussît pas avec les arnaleries : c’était Arnal. ».

[2Le 3 mai 1845, une nouvelle édition du Rhin est publiée : quatre volumes accompagnés de quatorze lettres inédites.

[3Le 27 février 1845, Victor Hugo prononce un discours à l’Académie française en réponse au discours de réception de Sainte-Beuve, élu le 14 mars 1844 pour occuper le fauteuil de Casimir Delavigne.

[4Dans Le Rhin, lettre XXXVIII « la cataracte du Rhin », Victor Hugo décrit la nature luxuriante autour d’une immense chute d’eau (cataracte). Juliette emprunte ces deux citations à cette lettre : « Dans une anfractuosité du roc, j’ai remarqué une petite touffe d’herbe desséchée. Desséchée sous la cataracte de Schaffhouse ! Dans ce déluge, une goutte d’eau lui a manqué. Il y a des cœurs qui ressemblent à cette touffe d’herbe. Au milieu du tourbillon des prospérités humaines, ils se dessèchent. Hélas ! C’est qu’il leur a manqué cette goutte d’eau qui ne sort pas de la terre, mais qui tombe du ciel, l’amour ! ». Plus loin, on peut lire : « […] cela doit être pourtant plus admirable encore lorsque le soleil change ces perles en diamants et que l’arc-en-ciel plonge dans l’écume éblouissante son cou d’émeraude, comme un oiseau divin qui vient boire à l’abîme. ».

[5Juliette exprime ici l’idée que Victor Hugo développe dans la lettre XXXVIII : « Des filets de pêcheurs séchaient sur les cailloux au bord du fleuve. On pêche donc dans ce tourbillon ? Oui, sans doute. Comme les poissons ne peuvent franchir la cataracte, on prend là beaucoup de saumons. D’ailleurs dans quel tourbillon l’homme ne pêche-t-il pas ? ».

[6Surnom que Juliette Drouet donne à sa fille, Claire Pradier.

[7À élucider.

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